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 — Il va falloir oublier l’Histoire et les désirs de Marie. Il serait criminel de contraindre Arthur dès l’instant où il a choisi son destin. Cherchez-le, retrouvez-le... et puis exaucez son vœu ! Je préfère encore savoir qu’il porte avec honneur un uniforme anglais plutôt que d’augmenter le nombre des mauvais Français...

 — Et votre serment ? Même si vous n’avez guère envie de le tenir, vous l’avez tout de même fait. Et à une mourante ! Vous ne craignez pas de troubler à jamais le repos de son âme ?

En dépit de la gravité des paroles, Guillaume retint un sourire. La croyance aux fantômes des gens d’outre-Manche l’avait toujours amusé et vaguement apitoyé. Cependant il se contraignit à répondre avec une entière courtoisie :

 — Je suis certain, dit-il, que, là où elle est, Marie sait qu’elle a eu tort de contraindre son fils. Elle l’aimait trop pour le voir malheureux...

Sir Christopher émit une sorte de grognement douloureux et se laissa tomber dans un fauteuil. Son nez et sa bouche se pincèrent dans son visage devenu blême. Guillaume crut qu’il était en train de perdre connaissance et se précipita vers une porte :

 — Vous vous sentez mal ? Je vais appeler...

 — Non !

Il avait presque crié mais se reprit aussitôt et ce fut plus bas qu’il ajouta :

 — Non... n’en faites rien ! Cela... cela va passer et j’ai encore... à vous parler. Là... dans ce meuble... il y a du whisky. Donnez-m’en un peu... s’il vous plaît ! Et prenez-en aussi !...

Tremaine obéit et regarda le malade absorber l’alcool ambré, constatant avec satisfaction qu’au bout de quelques instants un peu de couleur lui revenait. Il but à son tour et apprécia la sensation de chaleur qui l’envahissait. Il faisait froid, humide, dans ce château où l’on n’avait pas l’air de savoir ce que c’était qu’un véritable feu : un petit tas de charbon dans la grille d’une cheminée assez vaste pour un tronc d’arbre n’était guère réconfortant !

 — Je vous en prie, dit sir Christopher. Tirez ce fauteuil auprès de moi et venez vous y asseoir. J’ai à vous dire des choses pénibles pour mon orgueil national et je préfère les murmurer.

 — Je vous écoute avec beaucoup d’attention.

 — Voilà ! Outre le fait que servir dans la Marine anglaise où règne une discipline souvent inhumaine n’est pas le meilleur moyen d’apaiser un chagrin, outre que le caractère ombrageux d’Arthur lui vaudrait sans doute de pénibles expériences, il serait aussi dangereux de l’embarquer que de le laisser à terre et ma chère épouse le savait fort bien. Un bateau, sauf accident, revient toujours au port et Arthur, en débarquant, se retrouverait en terrain miné.

 — Pouvez-vous m’expliquer ? Je comprends mal.

 — C’est pourtant d’une affreuse banalité : Arthur n’a pas d’autre foyer que ce domaine. Lorsque mon neveu en aura pris possession, il n’en aura plus du tout. Par contre, il aura, en Angleterre, un ennemi implacable qui n’aura de cesse de le détruire.

 — Qui ?... ou quoi ?

 — Édouard. Jamais ma pauvre Marie n’a pu faire admettre par son fils aîné celui qu’il appelle « le vilain bâtard ». Et pas davantage à sa mère...

La surprise remonta les sourcils de Guillaume jusqu’au milieu du front :

 — Ne me dites pas qu’elle est toujours vivante ? La dernière fois que l’on m’en a parlé, elle était de santé fort chancelante et il y a maintenant plus de dix ans.

 — Et pourtant elle me survivra ! soupira sir Christopher avec une grimace qui donnait l’exacte mesure de son affection pour sa belle-mère. Cette chère Mme du Chambon — qui doit avoir environ soixante-quinze ans — est impotente : elle ne quitte plus sa maison de Kensington où elle mène toujours son monde d’une main de fer. Je ne sais pas combien elle pèse mais, croyez-moi, c’est de la méchanceté à l’état pur. Naturellement, Édouard est sa seule faiblesse parce qu’il lui ressemble : ni l’un ni l’autre ne tolère l’idée qu’Arthur puisse hériter quoi que ce soit de sa mère...

 — Pensez-vous qu’ils iraient jusqu’à...

 — Le supprimer ? Sans l’ombre d’une hésitation. D’autant qu’Édouard récupérerait ainsi l’argent que j’ai placé sur la tête de l’enfant pour lui assurer tout de même une vie décente. Vous êtes sa seule chance...

 — Vous m’avez parlé d’Édouard et de la vieille Vergor. Et cette Lorna ?

 — Un personnage, j’en conviens. Elle éprouve une certaine affection pour son demi-frère qui lui voue une sorte d’adoration. Quant à la grand-mère, si mauvaise qu’elle soit, elle traite avec sa petite-fille de puissance à puissance : je crois même qu’elle en a un peu peur mais, surtout, elle en est extrêmement fière. Songez que Lorna s’apprête à coiffer une couronne de pairesse...

 — En ce cas, je ne vois pas où est le problème. Devenue si grande dame, elle pourra protéger son frère ?...

 — Je ne crois pas qu’elle l’aime assez pour s’en charger. D’ailleurs, elle n’était pas hostile, loin de là, à ce qu’on vous le confie. La solution lui paraît même parfaite...

 — Vous sembliez tous absolument sûrs que je viendrais ? Et si j’étais resté chez moi ?

 — Marie ne l’imaginait même pas. Elle vous connaissait bien... Mais je me demande à présent si elle n’entretenait pas trop d’illusions à votre égard.

 — Que voulez-vous dire ?

 — Tout à l’heure, vous auriez juré n’importe quoi ! fit sir Christopher avec une soudaine rudesse, mais à présent, vous faites tous vos efforts pour éviter de vous encombrer d’Arthur. Que vous ne l’aimiez pas peut se concevoir, puisque vous ne le connaissez pas, mais vous avez aimé sa mère et, après tout, il est votre fils !

 — Pas après tout ! C’est justement parce que je suis son père que je redoute des relations où nous pourrions nous blesser l’un et l’autre. Comment contraindre un garçon qui voit dans la fuite le seul moyen de m’échapper et qui est entièrement intégré à l’Angleterre ? Comment le forcer à vivre à mes côtés... en terre ennemie ?

 — Peut-être suffirait-il que vous vous rencontriez ? Vous êtes le genre d’homme qui pourrait lui plaire...

L’entrée du majordome coupa court au dialogue. Au soulagement provisoire de Guillaume, qui éprouvait le besoin d’un peu de solitude pour tenter de faire face à cette situation tellement inattendue :

 — Qu’y a-t-il, Sedgwick ?

 — Sir Édouard vient d’arriver, mylord.

 — Vous l’avez conduit auprès de lady Marie ?

 — Il n’en a pas exprimé le désir mais plutôt celui de se rendre dans sa chambre afin d’y faire quelque toilette. Nous savons tous combien la poussière des grands chemins est insupportable à sir Édouard... D’autre part, Mrs Howell et Kitty ont fini de donner leurs soins à milady.

Lord Astwell tendit la main pour empoigner sa canne et se hissa péniblement hors de son fauteuil, refusant d’un geste vif l’aide que Guillaume s’apprêtait à lui offrir. Puis il tira sa montre.

 — Nous y allons ! Venez, monsieur Tremaine... Quant à vous, Sedgwick, veuillez monter chez sir Edouard et lui dire qu’il a dix minutes, pas une de plus, pour venir saluer sa mère. Sinon j’aurai le regret de le chasser de cette maison qui est encore la mienne...

Côte à côte, les deux hommes reprirent le chemin de la chambre mortuaire. Guillaume ne pouvait pas ne pas remarquer le tremblement léger de son compagnon agité par une indignation qu’il avait peine à maîtriser. De toute évidence, l’époux de Marie-Douce détestait son beau-fils et c’était amplement suffisant pour que Guillaume n’éprouvât aucune joie à l’idée de le rencontrer.