Mrs Howell, la housekeeper d’Astwell, et Kitty avaient fait merveille : la jeune morte — comment croire, en la voyant, qu’elle venait d’atteindre la cinquantaine ? — reposait dans un océan de blancheurs neigeuses. Son corps amenuisé par la souffrance disparaissait sous une marée de dentelles d’où émergeaient seulement ses mains diaphanes et la délicatesse de son visage aux traits reposés. Les cils encore foncés mettaient une ombre légère sur les joues pâles et, sous l’auréole formée par un bonnet de précieux point d’Angleterre traversé de rubans de satin, la masse soigneusement brossée des cheveux argentés brillait avec des reflets roses sous la lumière des candélabres disposés à la place des chevets. Un doux sourire flottait sur ses lèvres et Guillaume, le cœur crucifié, renonça à retenir ses larmes. Par-delà cette gisante idéale, il revoyait la petite fille de la rue Sainte-Anne émergeant d’un tas de neige pour lui offrir le rayonnement de sa frimousse rose ou pétillaient des prunelles couleur de mer au solei. Depuis ce jour, il était prisonnier de ce regard et de l’âme qui l’habitait. Penser qu’il était à jamais éteint lui inspirait la plus douloureuse des révoltes :
« Pourquoi toi et pas moi, Marie ? » songeait-il avec l’impression que sa vie s’achevait la, qu’il n’avait plus rien à en attendre puisqu’il n’était plus possible d’espérer voir celle qu’il aimait tant revenir vers lui.
Le poids de la douleur l’accabla soudain. Il se laissa lourdement tomber à genoux et, enfouissant sa figure dans ses mains, pleura sans honte l’unique amour de sa vie...
Une main fermement posée sur son épaule le ramena à la réalité.
Lord Astwell murmurait :
— Relevez-vous, je vous en prie ! Voilà Édouard !
La porte de la chambre venait, en effet, d’émettre un léger grincement. Vivement remis sur pied, Guillaume se contraignait à ne pas se retourner vers l’arrivant. Tirant de sa poche un mouchoir, il fit toute une affaire de s’y moucher, ce qui lui permit d’essuyer ses larmes.
Lentement Édouard Tremayne s’approcha du lit. Guillaume l’eut bientôt dans son champ de vision et put contempler de profil cet inconnu qui, cependant, était son neveu mais dont il n’eût jamais imaginé, le rencontrant au hasard d’une rue, qu’il pût exister entre eux le moindre lien de famille. Le fils de Richard, le traître de Québec7, ne ressemblait en rien à son père.
L’aîné des fils du docteur Tremaine avait été brun acajou comme celui-ci, lourdement charpenté à son image, mais, contrairement à lui, il enrobait de graisse des muscles à peu près inexistants. Quant aux traits de son visage, ils étaient d’une banalité à laquelle seul un caractère désagréable parvenait à donner quelque relief. Or, son fils aurait pu servir de modèle pour une statue grecque. Il en possédait le nez droit prolongeant un front dont il était difficile d’apprécier la hauteur sous les boucles brillantes, du même blond argenté que celles de Marie-Douce, la bouche très ourlée et légèrement boudeuse, l’œil grand et bien fendu mais d’une curieuse couleur vert pâle tirant sur le jaune. D’assez haute taille, il était bâti en homme habitué aux exercices physiques et, à voir la façon dont il était vêtu, Guillaume pensa qu’il contemplait à cet instant un parfait spécimen de ces dandys que les tailleurs français s’efforçaient de prendre pour modèle.
Coupé très certainement par un maître de Sackville Street, son habit de fin drap gris foncé, dont le col de velours noir brillant touchait presque ses oreilles, offrait l’image suprême du bon ton, même s’il évoquait assez mal la notion de deuil. Le pantalon, collant à l’extrême, était dun gris plus clair ainsi que le gilet de soie, coupé droit sur le ventre. La cravate, de mousseline immaculée, était nouée avec art et retombait en jabot du col haut et empesé de la chemise qui maintenait la tête droite. Des breloques tintaient à la chaîne d’or barrant le gilet dont le jeune homme — Tremaine devait l’apprendre par la suite — faisait venir la soie du Siam. Enfin, un monocle pendait à un ruban noir passé autour du cou. Une œuvre d’art en quelque sorte mais qui inspira aussitôt à Guillaume de la répulsion. Ce garçon trop beau semblait dépourvu d’âme. Pas la moindre émotion sur le marbre de ce visage tandis qu’il considérait la dépouille mortelle de sa mère en tripotant machinalement du bout des doigts le petit rond de verre cerclé d’or.
Soudain, Édouard se cassa en deux. saluant profondément, puis vira lentement sur ses talons et son regard accrocha celui, sévère, de cet inconnu qui le fixait. Il eut un haut-le-corps, redressant sa tête arrogante avec une expression de dédain, et enfin se dirigea vers la porte. Aussitôt, sir Christopher fit signe à Guillaume de le suivre et emboîta le pas du jeune homme. Il le rejoignit tandis qu’il traversait la galerie sur laquelle ouvraient les chambres et il l’interpella rudement :
— Édouard !
Le jeune homme s’arrêta mais mit une évidente mauvaise volonté à se retourner :
— Eh bien ? fit-il seulement.
La voix du vieux gentilhomme tonna soudain :
— Tant que vous serez chez moi, vous vous comporterez correctement et non comme ces ruffians et ces cochers que vous fréquentez et auxquels vous vous efforcez de ressembler. Qui vous a appelé d’ailleurs ? Je ne crois pas vous avoir fait prévenir.
L’autre perdit d’un seul coup de sa superbe et prit un air gêné :
— Veuillez m’excuser, mylord ! De toute façon j’avais décidé de venir mais j’ai rencontré ce Jeremiah Brent, le précepteur du... de...
— De votre frère ! Et alors ?
— Il furetait sur le port avec deux de vos gens. Il paraît que... ce charmant enfant s’est sauvé ?... Bref, il m’a dit que l’état de Mère s’aggravait... Alors, me voilà !
— Vous n’imaginez pas que je vais vous en remercier ? Il y a longtemps que vous devriez être là ! D’autre part, vous vous conduisez comme si ce château était une auberge. Votre premier devoir était d’en saluer les maîtres : votre mère... et moi. Sans oublier ceux que j’y reçois si, d’aventure, vous les rencontrez !
Instantanément, Édouard retrouva son aplomb. Sa belle bouche s’étira en un sourire moqueur :
— J’ai déjà présenté les excuses qui vous sont dues mais je ne vois pas pourquoi je me mettrais à saluer des inconnus simplement parce qu’ils sont ici. Ne m’obligez pas à vous rappeler que je suis noble et ce personnage...
— Est votre oncle, Mr Guillaume Tremaine qui a bien voulu venir de Normandie sur ma demande.
— Ah ! L’homme du Cotentin !... Il en a bien l’air, fit le jeune homme en chiquenaudant son jabot. Sur cette insolence, il eut un bref rire de gorge parfaitement déplaisant qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Tremaine, déjà peu enclin à la patience. Écartant doucement lord Astwell, il se planta devant le dandy qu’il dominait d’une bonne demi-tête :
— Et de quoi ai-je l’air, s’il vous plaît ?
Sous le regard fauve, aussi peu rassurant que possible, qui le fusillait de son double feu, Édouard eut un léger frémissement mais, pour ne pas perdre la face, il s’obligea à faire bonne contenance :
— Boh !... D’un hobereau provincial ! fit-il en agitant son monocle avec affectation tout en examinant le nouveau venu dont la mise, cependant, ne justifiait guère son dédain. Depuis la mort de sa femme, Guillaume s’habillait de noir le plus souvent mais, lorsqu’il voyageait ou se déplaçait à cheval, il adoptait plus volontiers le gris fer ou le vert foncé. C’était le cas ce jour-là et son habit était, dans sa simplicité, d’une irréprochable élégance. Les culottes collantes en casimir noir qui s’enfonçaient dans les bottes à revers dessinaient vigoureusement ses longues jambes maigres et musclées et sa veste soulignant des épaules puissantes susceptibles de faire réfléchir même un sportman entraîné.