— Puisque vous êtes mon neveu — ce dont je ne me réjouis guère — , je serais en droit de vous apprendre la politesse en vous infligeant une correction méritée, mais votre mère vient tout juste de s’éteindre dans cette demeure où l’on m’a accueilli en ami et je la respecterai...
— Vous imaginez-vous que je me laisserais rosser sans vous rendre coup pour coup ? J’ai vingt-huit ans... cher oncle et si je m’occupais de vous, vous pourriez vous retrouver en piteux état. Mais puisque nous en sommes aux liens de famille, vous auriez pu ajouter que vous êtes aussi le père de cet aimable bambin qui est la honte de notre famille et que nous devons à une aberration heureusement passagère de notre pauvre mère...
La gifle claqua comme une porte que l’on referme violemment et jeta Édouard à terre mais déjà Guillaume était sur lui et, l’empoignant par les revers de son habit, le remettait sur pied. Ses yeux flambaient à présent d’une fureur meurtrière :
— Osez l’insulter encore et je vous démolis, misérable imbécile ! Vous, en tout cas, vous êtes bien le fils de votre père, et si j’étais vous je ne me vanterais pas d’un titre ramassé par un traître dans le sang répandu sur les plaines d’Abraham8...
Edouard essayait de reprendre pied sur le sol. En vain ! D’une brutale poussée, Guillaume l’envoya rouler jusqu’à la rampe de l’escalier menant au rez-de-chaussée contre laquelle, à demi assommé, il resta inerte un instant. La scène avait été si rapide que sir Christopher n’avait même pas eu le temps d’essayer de s’interposer. Peut-être d’ailleurs y trouva-t-il un certain plaisir car une lueur brillait dans ses yeux lorsque Guillaume revint à lui pour s’excuser.
Cependant deux autres témoins venaient d’apparaître sur la galerie et ce fut devant eux qu’Édouard, à demi groggy, se trouva étendu : une jeune femme et un gamin aux cheveux roux en désordre dont la vue figea Tremaine, lui faisant même oublier de se justifier auprès de son hôte. Quant à la nouvelle venue, elle était d’une beauté à couper le souffle.
Quand elle s’immobilisa en haut des marches, une main sur la rampe, la lumière d’un flambeau posé sur un coffre et que l’on avait oublié d’éteindre fit rayonner, sous le grand chapeau de velours noir cavalièrement retroussé, une somptueuse chevelure cuivrée et d’immenses yeux d’or pailletés de vert qui scintillaient comme des émeraudes... Ceux-ci se posèrent avec un rien d’amusement sur la forme effondrée du baronnet :
— Eh bien, Édouard, que faites-vous donc là ? dit-elle avec une feinte sévérité. Quelle tenue négligée ! C’est bien la première fois que je vous vois vous traîner par terre ! Cherchez-vous quelque chose ?
Néanmoins, elle lui tendit une main secourable qu’il prit machinalement. L’enfant regardait lui aussi l’homme à terre, mais avec une expression bien différente : c’était une joie sauvage, une exultation profonde qui irradiait son étroit visage. De toute évidence, il vivait là un des moments intenses de sa courte existence : voir à ses pieds, mordant la poussière, l’homme qu’il haïssait de tout son cœur...
Celui-ci se relevait avec un air égare qui se changea soudain en fureur :
— Vous allez me payer ça, monsieur le rustre !... Nous allons nous battre et... C’est à vous que je parle, Tremaine ! Regardez-moi au moins !
Mais Guillaume ne l’entendait pas. Il regardait cette femme et cet enfant tour à tour : bouleversé par l’éclat de l’une, sa ressemblance avec celle qui venait de mourir, et par cette figure juvénile où il retrouvait bien des traits du gamin blessé de Québec. Devinant ce qu’il éprouvait, lord Astwell s’interposa enfin et repoussa Édouard :
— En voilà assez, maintenant ! Ce qui vous est arrivé, vous l’avez bien cherché. Regagnez votre appartement où l’on vous servira. Nous parlerons ce soir...
Maté, Édouard se retira vers les profondeurs de la galerie sans que personne lui prête la moindre attention. Sir Christopher, tendant une main affectueuse, alla vers la jeune femme :
— Chère Lorna !... Vous l’avez donc retrouvé ? Où était-il ?
— Beaucoup plus près que nous ne l’imaginions ! L’idée m’est venue tout à coup de chercher à Cambridge, chez ce vieux maître de Christ’s College que vous avez eu ici l’été dernier pour étudier vos livres orientaux et qu’Arthur suivait partout...
Lord Astwell fronça les sourcils :
— Le professeur Garrett ? Arthur était chez lui et il ne m’a pas prévenu ?
Le garçon alors prit la parole. Relevant sa tête qu’il tenait baissée avec un air plus têtu que contrit, il déclara :
— Je lui ai dit que, s’il vous avertissait, je m’échapperais encore et, cette fois, j’irais me noyer ! Il sait très bien que j’en suis capable !
— C’était le mettre dans une situation délicate. Qu’espériez-vous de lui ?
— Des conseils... et puis un peu d’argent. Enfin qu’il m’aide à m’embarquer : son fils commande un des navires de la West India Company et il va bientôt repartir. Je l’ai supplié de me laisser attendre chez lui. Je dois avouer qu’il n’avait pas encore consenti et m’avait demandé à réfléchir trois ou quatre jours...
Sir Christopher claudiqua jusqu’à lui et posa sur son épaule une main ferme :
— Et votre mère, Arthur ? Comment avez-vous osé l’abandonner alors qu’il lui restait si peu de temps à vivre ? Sa douleur...
— Elle se souciait bien peu de moi, ces derniers temps ! lança le jeune garçon avec violence. Ce qu’elle attendait c’était l’homme à qui elle voulait me léguer comme si j’étais une commode ou un portrait de famille ! Elle ne pensait qu’à lui ! Alors je lui en ai voulu et je pensais qu’en apprenant mon départ elle comprendrait enfin que je ne voulais pas me laisser exiler chez ces damnés Français !
— Peut-être a-t-elle compris ? Seulement, elle est morte sans vous avoir embrassé une dernière fois. Je pense que cette idée sera pour vous une punition suffisante, Arthur.
Les yeux de l’enfant s’emplirent de larmes. Il chercha un mouchoir, n’en trouva pas et, d’un geste rageur, passa son bras sur ses paupières pour les essuyer, rééditant, sans le savoir, un geste jadis familier à son père. Celui-ci retint un sourire mais tira de sa poche un carré de batiste blanche et le lui tendit en silence. Un peu comme si c’était un rameau d’olivier....
Cependant les prunelles bleu-vert du jeune garçon — si semblables à celles de Marie ! — ne s’adoucirent pas. Et pas davantage sa voix lorsqu’il demanda après avoir refusé l’offre :
— C’est vous qui êtes mon père ?
Sans répondre, Guillaume le mena vers un grand miroir ovale placé en face de l’escalier et s’y plaça auprès de lui.
— Qu’en pensez-vous ? dit-il enfin.
L’enfant contempla un instant la double image :
— Je vous ressemble, c’est vrai ! Mais je ne crois pas que ça me fasse plaisir...
D’un mouvement vif, il tourna les talons, s’élança dans la galerie en courant et disparut dans les profondeurs de la maison. Plus atteint qu’il ne voulait se l’avouer, Guillaume rejoignit le châtelain. Il s’inclina devant lui :
— Il me reste à vous remercier de votre accueil, lord Astwell, et à vous prier de bien vouloir faire avancer ma voiture...
— Vous nous quittez ? fit celui-ci, visiblement peiné. Est-ce à dire que vous renoncez ?
— Je ne renonce à rien, sinon à votre hospitalité qui pourrait vous être une gêne, surtout après ce qui s’est passé entre... sir Édouard et moi... Il vaut mieux que vous puissiez régler cette affaire de famille entre vous. Je vous prie de m’indiquer une bonne auberge à Cambridge, j’y attendrai votre décision. Et surtout celle d’Arthur. Vous me la ferez connaître après les funérailles... auxquelles je... j’aimerais beaucoup assister si vous voulez bien m’en communiquer le jour et l’heure...