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Pour l’heure présente, lui-même se sentait d’humeur bénigne. Il n’avait jamais beaucoup aimé sa mère. Par contre, il envisageait avec un certain plaisir l’entretien que lui et sa sœur auraient dès le lendemain avec le notaire. Même si les héritiers de Marie n’avaient aucun droit sur Astwell Park — ce qui était assez regrettable bien sûr ! — , elle laissait tout de même un peu de biens : sir Christopher s’était toujours montré très généreux avec sa femme qu’il adorait. Sans doute ne s’agissait-il pas d’une grande fortune mais ce qu’Édouard toucherait lui permettrait au moins de payer certains créanciers — les plus pressants ! — et de passer quelques bonnes soirées autour des tables de jeu. Il y avait aussi cet attelage dont il rêvait et qui resterait peut-être encore hors d’atteinte. A moins de réussir à convaincre « Granny » Vergor de dénouer les cordons de sa bourse. Elle serait si contente quand elle apprendrait que la dernière trace de l’inconduite de sa fille ne souillait plus le vertueux sol anglais ! Cela, bien sûr. en attendant que Lorna devienne duchesse ! La fortune du futur beau-frère permettait les plus grandes espérances. Surtout pour un homme aussi habile à manier la flatterie que les cartes. Le cher Thomas était aussi bête que riche et ce n’était pas peu dire !

Justement, Lorna pensait à son fiancé tandis que les feuilles mortes roulaient comme de menues vagues sous les plis épais de sa robe de velours. Elle était assez satisfaite qu’une chute de cheval survenue dernièrement lors d’une chasse au renard avec le prince de Galles eût empêché Thomas d’assister aux funérailles. Il avait la fâcheuse manie de poser des questions souvent saugrenues parfois gênantes, et la présence de ce parent français aux allures de corsaire lui en aurait sans doute inspiré une insoutenable quantité. Personne n’avait jugé bon, en effet, de lui apprendre qu’Arthur n’était pas le fils du même Tremayne que son beau-frère et sa future épouse, l’idée ne l’ayant jamais effleuré de s’enquérir de la date du décès de sir Richard. S’il avait fallu lui dire la vérité, il se fût peut-être montré, sinon désagréable, du moins fort désinvolte envers Guillaume, et Lorna s’avouait qu’elle ne l’aurait pas supporté. Peut-être parce que la comparaison n’aurait certainement pas été à l’avantage de Thomas.

En approchant du château, elle vit les domestiques occupés à charger les bagages d’Arthur et de son précepteur. Le départ était imminent et, soudain, elle fut tentée d’accéder à la prière d’Arthur : l’accompagner en France. Elle se découvrait l’envie d’en savoir davantage sur cet oncle tombé du ciel ou remonté des enfers, de connaître sa demeure et le pays où il vivait. Cependant, elle possédait assez d’empire sur elle-même, assez de sagesse aussi pour deviner que c’eût été une faute. Personne ne l’aurait comprise et, peut-être, son mariage aurait même été remis en question. Thomas l’aimait autant qu’il lui était possible d’aimer une femme, mais il était tellement imbu de lui-même, tellement dépourvu d’imagination qu’il avait beaucoup de mal à comprendre ses semblables. Or, ayant épuisé toutes les folies qu’autorisait une jeunesse dorée, ayant pesé à leur juste valeur les amours, toujours imparfaites, qu’on ne cessait de lui offrir, Lorna avait très envie à présent de devenir duchesse de Lenster. Mieux valait s’en tenir à ce qu’elle avait promis : une fois mariée, elle n’aurait aucune peine à convaincre Thomas de la laisser vivre et voyager à sa guise.

Lorsque vint le moment de la séparation, elle entoura l’enfant de ses bras, posa un baiser sur son front et chuchota à son oreille :

 — N’oubliez pas ce que je vous ai dit... et tâchez d’être sage !

 — Je n’oublierai pas... mais je ne promets rien !

Assis auprès de Guillaume, dans la voiture, l’enfant ne tourna à aucun moment la tête pour observer une dernière fois le château et le parc où il laissait tout ce qui avait été sa vie. Très droit, refusant même à son dos le confort des coussins, il regardait devant lui. Sans rien voir, bien entendu. Le silence régna pendant un long moment jusqu’à ce que Guillaume, apitoyé par ce profil buté derrière lequel il devinait tant de détresse, dise avec douceur :

 — Vous devriez vous installer plus confortablement, Arthur. Nous ne serons à Londres que ce soir...

 — D’autant qu’il n’a guère dormi la nuit dernière, approuva Mr Brent.

Qui ajouta aussitôt pour ne pas gêner son élève en détournant de lui la conversation :

 — Est-ce que vous comptez y rester quelques jours, monsieur Tremaine ?

 — Non. Grâce à la lettre que m’a donnée lord Astwell pour un haut fonctionnaire des Douanes, la reprise de mon passeport et les formalités d’embarquement devraient être facilitées. Nous coucherons à bord ce soir afin d’être prêts pour la marée. A moins que vous ne souhaitiez vous-même faire quelques emplettes ou saluer des amis ?...

 — Merci beaucoup mais j’ai tout ce qu’il me faut et personne à voir. A Londres tout au moins. Le peu de famille qui me reste se trouve à Exeter, dans le Devon...

 — Autrement dit, en venant habiter chez moi, vous en serez plus proche qu’à Astwell Park, dit Tremaine en souriant. Vous pourrez vous y rendre quand vous le voudrez : j’aurai toujours un bateau à vous offrir.

Le visage blond et joufflu du jeune précepteur, qui ressemblait assez à celui d’un angelot, rosit de plaisir :

 — Veuillez me pardonner si je vous parais curieux mais... possédez-vous des navires ?

 — Plusieurs. Je suis armateur. C’est sur l’un d’entre eux que nous allons embarquer tout à l’heure...

Observant son fils du coin de l’œil, il vit celui-ci perdait son attitude figée et que son intérêt était éveillé. Il ajouta :

 — Celui-là revenait tout juste des Antilles avec du sucre, du rhum et de l’indigo lorsque nous avons fait voile sur l’Angleterre... D’autres vont pêcher la morue sous Terre-Neuve...

Il continua de parler, de cette voix grave qui était l’un de ses charmes, égrenant des noms de lieux lointains, conscient de la magie de ces évocations sur ce garçon dont on lui dit qu’il rêvait d’océans autant qu’il en avait rêvé lui-même.

Lorsqu’il se tut. Arthur, bien adossé à présent, ferma les yeux et s’endormit, redevenant instantanément le petit garçon qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Guillaume le contempla quelques instants puis, tirant de sa poche un étui à cigares, il en offrit un à Jeremiah Brent :

 — Espérons, murmura-t-il, que je lui ai donné de quoi ne pas trop regretter la Marine anglaise ?

Arrivés à Londres, ils ne s’arrêtèrent que peu d’instants à Paternoster Row, le temps de saluer Mrs Baxter et d’inviter François Niel à passer aux Treize Vents les fêtes de Noël :

 — Les miens seront heureux de te connaître, assura Tremaine. Et puis je compte finir cette année avec un éclat particulier puisque la famille vient de s’agrandir.

 — Il faudrait que la Manche soit vraiment impraticable pour que tu ne me voies pas arriver, promit le Canadien ! Ce sera une vraie joie !

Ainsi qu’il l’espérait, Guillaume n’eut aucune peine à récupérer ses papiers et à obtenir un bateau afin de rentrer à son bord. Tout juste si l’Alien Office ne déroula pas un tapis rouge pour l’ami d’un grand seigneur que l’on savait intime du chancelier de l’Echiquier !...

Tandis qu’une barque emmenait les voyageurs sur l’eau noire de la Tamise où sinuait par endroits le reflet jaune d’un fanal, Arthur respirait le paysage nocturne à pleins poumons, à pleins regards, humant même avec délices l’odeur mêlée de brouillard et de vase, de charbon et de détritus. Encombré de navires de toutes tailles et de toutes provenances, le fleuve, prolongement direct de ces mers qu’il désirait tant connaître, lui semblait animé d’une vie propre. Certains de ces bateaux paraissaient superbes, d’autres misérables. Aussi s’interrogeait-il avec un peu d’anxiété sur la taille de celui qui l’attendait.