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Soudain, la silhouette à la fois compacte et allongée d’un trois-mâts à coque noire barra son horizon. Malgré l’obscurité, il distingua des sabords fermés qui devaient cacher des canons, bien qu’il ne s’agît pas d’un vaisseau de guerre. Et, sous le beaupré, une figure de proue à longs cheveux où brillaient des glaçures d’or.

 — Nous y voici ! dit Guillaume.

Mais avant qu’il eût empoigné le porte-voix pour héler l’homme de quart, Arthur ouvrit la bouche. C’était la première fois depuis le départ. Avec une imperceptible nuance de respect, il demanda :

 — Ce navire est à vous, monsieur ?

 — En effet. Vous plaît-il ?

 — Il paraît beau... autant qu’on puisse en juger dans cette obscurité. Comment s’appelle-t-il ?

 — Élisabeth.

Tremaine eut tout de suite le sentiment que le gamin se refermait à cause, très certainement, de ce nom de femme dont il pouvait supposer qu’il glorifiait une quelconque belle-mère. Tremaine alors ajouta d’un ton indifférent, celui d’un renseignement sans importance.

 — C’est le nom de ma fille aînée. Elisabeth a quinze ans et j’espère que vous n’aurez aucune peine à vous reconnaître de la même famille. J ai aussi un fils de quelques mois plus vieux que vous : il s’appelle Adam....

Arthur pensa que cette fille avait bien de la chance d’être la marraine d’un grand bateau. Trop gâtée sans doute, ce devait être une pimbêche comme presque toutes celles qu’il connaissait. Le garçon serait peut-être plus supportable ?... Décidé tout à coup à en savoir davantage il remarqua avec insolence :

 — Vous ne dites rien de leur mère. Elle ressemble à quoi ?

 — Elle a été décapitée pendant la Terreur, répliqua Guillaume avec une sévérité qui fit rougir l’enfant. C’était une noble dame...

 — Je vous prie de m’excuser. Je ne savais pas...

La barque accostait. Sur le pont du navire des lanternes s’agitaient. Une échelle descendit le long de la coque. Guillaume la saisit pour l’immobiliser :

 — Montez Arthur ! dit-il. Une fois là-haut vous serez en France, et, que vous le croyiez ou non, je suis heureux de vous y souhaiter la bienvenue...

L’adolescent le regarda intensément sans un mot, comme s’il hésitait devant ce pas décisif, puis, saisissant les montants de corde, il grimpa avec l’agilité d’un chat. Et il eut la bizarre impression qu’il était en train de s’envoler.

Il en fut content. C’était comme un signe envoyé par le Destin, une réponse à une infinité de questions. Ce qui ne voulait pas dire qu’il acceptait son sort mais, après tout, ce bâtiment pouvait aussi bien l’emmener vers une liberté parfaitement inespérée quelques heures auparavant. En effet, au moment où il s’endormait dans la voiture, il avait entendu ce que ce Tremaine disait à Jeremiah Brent : l’endroit où on le conduisait était plus proche du Devon qu’Astwell Park, et ne pouvait donc être qu’en bord de mer ; il serait peut-être plus facile qu’il ne l’espérait d’échapper à une famille dont il ne voulait pas. Quant à la promesse faite à Lorna, elle ne l’arrêterait pas, car, après tout, il saurait toujours où la retrouver...

Aussi esquissa-t-il une ombre de sourire pour répondre au salut jovial que lui adressa le capitaine Lécuyer lorsqu’il prit pied sur le pont de l’Élisabeth...

CHAPITRE III

CEUX DES TREIZE VENTS...

Le cheval arrivait comme une bombe. Tête haute, naseaux fumants, œil dilaté, il était visiblement emballé et sa cavalière ne le maîtrisait plus. De toutes les forces qui lui restaient, elle se cramponnait à l’encolure, à demi morte de peur mais n’osant crier par crainte d’exciter davantage le pur-sang. Heureusement Prosper Daguet, occupé à tailler une bavette avec la jument du docteur Annebrun tout en tirant sur sa pipe, saisit aussitôt le danger :

 — Cré bon Dieu ! gronda-t-il et, arrachant la couverture posée sur le siège de la voiture, il se précipita pour la jeter à la tête de l’animal qui, soudain aveuglé, se cabra en hennissant avec fureur. Habilement, Daguet évita les sabots battants, empoigna la bride flottante échappée des mains d’Elisabeth :

 — Doux !... Doux, Sahib !... Tout doux, mon fils ! Là... là... là..., psalmodia-t-il.

Au contact de ces mains et au son de cette voix amie, le cheval se calmait progressivement. La sueur blanchissait par plaques sa robe brillante et, à présent, il tremblait de tous ses membres mais il finit par ne plus bouger et le maître des écuries des Treize Vents put s’intéresser à ce qu’il y avait sur son dos. Ce qu’il vit l’effraya : jamais il n’avait vu Élisabeth dans un tel état. Inerte sur le cou du cheval sous la masse emmêlée de ses cheveux défaits, ses vêtements déchirés et sa figure ensanglantée par les branches basses, un genou sortant comme une boule d’ivoire du bas déchiré visible sous la jupe paysanne retroussée, la jeune fille était secouée de frissons et mouillée de larmes. Tandis qu’il l’enlevait de la selle presque aussi aisément que si elle avait encore dix ans, Prosper choisit la colère pour traduire son angoisse :

 — Vous voilà fraîche ! Qu’est-ce qui vous a pris de monter Sahib ? Vous savez très bien que M. Guillaume le défend. Lui seul peut le maîtriser en sécurité : il est trop ombrageux pour une gamine de votre âge. Avec ce genre de bestiau, il y faut du muscle...

Élisabeth à présent s’accrochait à son épaule :

 — Ne crie pas, Daguet, ne crie pas !... Heureusement encore que je l’avais... il m’a sauvée. Même s’il a pris feu... Oh ! J’ai eu si peur !

 — De quoi, grand bon Dieu ! Vous n’avez jamais peur de rien !

Deux garçons d’écurie accouraient pour s’occuper de Sahib maintenant bien sage sous sa couverture. Leur vue changea le cours des préoccupations d’Élisabeth :

 — Ne vous souciez pas de moi ni du cheval ! Il faut rassembler du monde, aller tout de suite à la ferme Mercier...

Et, soudain, elle éclata en sanglots :

 — Oh, c’est tellement horrible !... Si seulement Papa était là !...

 — Il est là ! Il vient tout juste d’arriver et il nous amène du nouveau...

Mais Élisabeth n’entendit que les premiers mots. Avec un cri de joie, elle s’arracha des bras du maître cocher pour se précipiter vers la maison en appelant son père, mais ce ne fut pas lui qu’elle vit en premier : un adolescent vêtu de noir, maigre et roux, surgit sur le perron et la considéra d’un air surpris. De son côté, elle eut un choc : ce garçon en deuil lui faisait souvenir d’un autre enfant qu’elle n’était jamais parvenue à oublier bien qu’il ne lui ressemblât guère : un garçon aux cheveux blonds et bouclés... Cependant, elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette réminiscence. Tremaine arrivait à son tour. Elle s’élança vers lui pour se jeter à son cou et il n’eut que le temps de la saisir au vol : son pied pris dans la dentelle déchirée de son jupon la fit trébucher et, s’il ne l’avait retenue, elle se serait abattue lourdement sur les marches.

 — Élisabeth ! Mais d’où sors-tu dans cet état ? Que t’est-il arrivé ?