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 — A moi, pas grand-chose, mais ce sont les pauvres Mercier... Oh, Papa, je vous en prie ! Il faut prévenir les gendarmes9... envoyer vos gens... Ce que j’ai vu est tellement abominable !

 — Viens dans la cuisine ! Clémence va s’occuper de toi et tu nous diras...

 — Il n’y a pas de temps à perdre... Elle est peut-être encore vivante...

Tandis qu’on l’emmenait, elle raconta comment, la veille, elle avait parié avec son amie Caroline de Surville qu’elle viendrait déjeuner chez elle en montant le cheval de son père, ce Sahib superbe, difficile et défendu qu’il avait eu tant de peine à soustraire aux incessantes réquisitions de la Convention puis du Directoire. Tout se passait plutôt bien lorsqu’en arrivant à la hauteur de la grande ferme des Mercier, Sahib s’était mis à boitiller. Fort inquiète des suites de son escapade, la jeune cavalière s’était hâtée de mettre pied à terre pour chercher la cause de cette allure insolite. Ce n’était rien d’autre qu’une petite pierre coincée sous un fer et elle était occupée à l’extraire à l’aide du canif qu’elle gardait toujours dans une poche quand une horrible plainte l’arrêta net, l’oreille tendue. Quelques secondes passèrent puis une autre se fit entendre. Elle venait de la ferme et lui glaça le sang. Aussi décida-t-elle d’aller voir. Peut-être Mme Mercier avait-elle besoin de secours ?

Depuis les troubles, il n’y avait plus grand monde dans les vastes bâtiments où s’activaient naguère encore une dizaine de personnes : deux servantes et le fils de l’une d’elles, un gamin de treize ou quatorze ans. Plus, bien sûr, les Mercier, un couple âgé dont le fils, après avoir servi volontairement dans la Garde nationale, s’était laissé tenter par les « fumées et gloires d’Italie » et avait délaissé la terre, pour faire carrière du côté de Milan. Les valets avaient été pris par les recruteurs des armées.

Tandis qu’Élisabeth, son cheval en bride, se dirigeait vers la porte, elle entendit une voix de femme supplier :

 — Pitié !... Me faites pas de mal ! Au nom de la Sainte Vierge !

Une voix d’homme bourrue marmotta quelque chose qu’elle ne saisit pas mais, comprenant qu’il s’agissait d’une affaire grave, Élisabeth recula pour attacher son cheval dans l’écurie vide et revint à pas de loup jusqu’à une fenêtre ouverte. Ce qu’elle vit la terrifia : Mme Mercier gisait sur le carreau, perdant son sang par une grande plaie ouverte dans sa poitrine, mais le pire se situait près de la cheminée où le corps ligoté du vieux Pierre Mercier, encore tordu par les affres d’une horrible agonie, était couché dans l’âtre où ses jambes achevaient de se consumer. Une odeur affreuse parvenait jusqu’à la jeune fille, et elle dut enfoncer son poing dans sa bouche pour ne pas hurler. Mais ce n’était pas tout : installés à la grande table, deux hommes masqués de suie mangeaient et buvaient tandis qu’un troisième, couché sur Marie, la plus jeune des servantes, la violait à grands coups de reins. L’un des mangeurs grogna :

 — L’use pas complètement ! J’vais pas tarder à m’sentir en appétit !

Fascinée par le grand corps rose sur lequel le malandrin s’évertuait, Élisabeth eut un geste nerveux qui fit rouler un caillou. Tout de suite, le plus épais des bandits, une sorte de monstre habillé d’une veste en peau de chèvre, dressa l’oreille et allongea une bourrade à son compagnon de ripaille :

 — J’ai entendu un bruit ! Va voir un peu si ça s’rait pas l’autre servante qui r’viendrait. Ou alors son mion...

L’autre se leva en maugréant. Comprenant qu’elle était perdue si on la trouvait là, Élisabeth s’enfuit, retrouva Sahib, sauta en voltige et, piquant des deux, quitta l’écurie comme une tempête en fonçant droit devant elle. Elle entendit des cris, des menaces et même deux coups de feu dont l’un dut effleurer la robe noire du pur-sang car il prit le mors aux dents, galopant à travers futaies et taillis sans que sa cavalière terrorisée réussît à le calmer...

Son récit achevé, la jeune fille n’eut pas besoin d’en dire plus. A grands coups de gueule, Tremaine distribuait ses ordres : qu’on lui selle un cheval ! Qu’on aille rechercher le docteur Annebrun qui, après les avoir amenés du port, Mr Brent, Arthur et lui-même, était allé visiter l’une de ses malades au hameau de la Pernelle ! Enfin que Prosper prenne du monde, des chevaux et s’apprête à le suivre !

 — Ce devrait être suffisant pour arrêter des misérables assez stupides pour s’attarder sur le lieu d’un crime après le lever du soleil. Pendant ce temps, Potentin s’occupera de Mr Arthur et de son précepteur. Mais, au fait, où est-il Potentin ?

C’était bien la première fois, en effet, que le fidèle majordome n’accourait pas au perron pour l’accueillir à l’un de ses retours, alors que le reste du personnel, Clémence Bellec, reine de la cuisine, Béline qui s’occupait des enfants et Lisette, l’ancienne camériste d’Agnès, la défunte épouse, s’étaient précipitées dehors au bruit de la voiture. Sur le moment et au milieu du tohu-bohu créé par son arrivée en compagnie de nouveaux hôtes, l’absence de Potentin était passée un peu inaperçue. Et puis, presque simultanément, il y avait eu le retour dramatique d’Elisabeth.

Tandis qu’il entrait dans la maison pour s’équiper en vue de l’expédition, ce fut Mme Bellec qui, la lèvre réprobatrice, le renseigna :

 — Il est couché avec une crise de goutte, votre Potentin. Ce que c’est que d’avoir un peu trop fêté, avant-hier, les soixante-dix ans de votre ami Louis Quentin !

 — Mon Dieu ! gémit Guillaume. Et je n’y étais pas ! Il faudra que j’aille m’excuser... et remercier Potentin de s’être sacrifié !

 — Oh, si vous le prenez comme ça, félicitez-le pendant que vous y êtes : il était saoul comme une vieille bourrique ! Joli spectacle !... Venez un peu par ici, Messieurs, vous devez avoir besoin de vous réconforter... Et vous, Mademoiselle Élisabeth, tenez-vous un peu tranquille, ajouta-t-elle à l’adresse de la jeune fille que Béline poursuivait à travers la cuisine pour bassiner son visage écorché avec de l’eau fraîche.

Guillaume arrêta sa fille au passage : elle aurait à répondre, plus tard, de son équipée et surtout de sa façon bien personnelle d’entendre l’obéissance. Menace peu convaincante à première vue :

 — Si je n’avais pas désobéi, vous ne pourriez pas aller au secours de ces pauvres gens, déclara-t-elle sans s’émouvoir. Alors, ne perdez plus de temps. Vous me gronderez plus tard !

Tandis que Mr Brent, encore mal remis d’une traversée éprouvante pour son estomac, reprenait ses esprits avec un bol de cidre chaud dont Clémence venait de le nantir, Arthur, adossé à l’une des grandes armoires de chêne luisantes comme du satin qui faisaient la gloire de la cuisine, observait la scène. Mais il regardait surtout Élisabeth...

Ainsi c’était cette harpie qu’était censée représenter la figure de proue du beau navire ? Difficile à croire ! Une grande fille maigre à la crinière emmêlée, au visage égratigné, vêtue comme une paysanne d’une robe de laine bleue sale et déchirée dont le jupon pendait ! Dire qu’il s’attendait à trouver une élégante poupée toute en rubans, dentelles et longues boucles soyeuses comme il en voyait parfois chez sa mère ! Elle ressemblait davantage à une fille de ferme qu’à une lady et l’idée qu’elle pût être sa sœur, à égalité avec l’éblouissante Lorna, était encore plus surprenante, bien qu’elle fût aussi rousse que lui.

Mal élevée avec ça ! Elle ne semblait même pas s’apercevoir de sa présence. Ou alors, elle n’avait pas l’intention de s’intéresser à lui. Ce qui, au fond, n’avait aucune importance !... Comme Guillaume allait sortir, Arthur s’approcha de lui :