Un quart d’heure plus tard, elle prenait place en compagnie des deux voyageurs à la grande table recouverte d’une joyeuse nappe à carreaux blancs et bleus et d’une lourde vaisselle en faïence de Rouen d’où montaient des senteurs agréables qui réjouissaient visiblement Jeremiah Brent à présent tout à fait remis. Ce fut avec enthousiasme qu’il attaqua le jambon à la crème puis les filets de saint-pierre divinement accommodés à l’échalote par Clémence. Plutôt gourmand et ayant souvent entendu vanter la cuisine française, il n’était pas fâché d’y goûter, sans se soucier le moins du monde du décor ambiant. Ce qui ne semblait pas être le cas d’Arthur...
Constatant qu’on le ramenait dans le domaine de Mme Bellec, il souleva les sourcils avec une ironie qui n’échappa pas à Élisabeth. Avec un rien d’agacement, elle lui demanda s’il lui déplaisait de dîner à la cuisine. Il haussa les épaules :
— Cela ne m’est jamais arrivé. Chez nous, seuls les domestiques y prennent leurs repas.
En faisant cette remarque désagréable, il obéissait à un mouvement de mauvaise humeur destiné à marquer sa différence. Car, au fond, elle était vraiment accueillante cette grande salle claire taillée dans une belle pierre blonde avec son âtre double, ses armoires cirées à miroir, ses étagères supportant tout un assortiment de terrines à gibier, de soupières et de pots en faïence fleurie, sa longue table flanquée de chaises paillées avec à chaque extrémité un petit fauteuil à coussins bleus, et son étincelante batterie de cuisine en cuivre rutilant. D’autres cuivres entouraient une statuette de la Vierge sur le manteau de la cheminée. Tout cela vivant, chaleureux, reposant pour l’œil... L’âme des pièces de réception et leur prolongement naturel... Rien à voir avec les cuisines d’Astwell Park établies en sous-sol comme s’il fallait les cacher et où la lumière elle-même grisaillait autant que les murs. Mais pour rien au monde Arthur ne l’aurait admis. Élisabeth, cependant, fut sensible à ce besoin de dénigrer :
— Chez nous, déclara-t-elle en appuyant sur les mots, il n’y a pas de domestiques. Seulement des gens restés attachés à la maison par les liens de la fidélité. Oh, nous en avions naguère, mais les armées de la République ont pris les hommes. Les chambrières et les filles de cuisine sont reparties chez elles, avec notre accord d’ailleurs : nous ne voulions pas qu’elles eussent à pâtir d’avoir servi chez nous. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une révolution, vous ? Celle qui s’achève tout juste a dévoré ma mère et plusieurs de nos amis. Alors ne nous reprochez pas un train de vie qui vous paraît peut-être modeste ! En outre, il ne nous est jamais venu à l’idée de nous comparer à quelque châtelain que ce soit. Surtout pas aux Anglais ! Sauf peut-être sur le terrain de la cuisine, ajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Celle de Mme Bellec est peut-être la meilleure de Normandie...
Jeremiah Brent — que l’on n’avait pas encore beaucoup entendu jusque-là ! — approuva sans réserves. Il se sentait tout ému en dégustant un plat qui lui rappelait ce qu’il mangeait jadis chez sa grand-mère française. Du coup, Clémence, peu satisfaite d’avoir à nourrir un Anglais, le regarda presque affectueusement. Le petit-fils d’une Normande ne pouvait pas être tout à fait mauvais. Elle réservait davantage son jugement en ce qui concernait ce Tremaine inattendu : il y avait en lui quelque chose de dur, de fermé, qui l’inquiétait un peu. D’autant qu’il n’avait pas encore touché à son assiette :
— Est-ce que Monsieur Arthur manquerait d’appétit ? susurra-t-elle. Le jambon à la crème doit se manger chaud...
Elle fut vite rassurée. Tout en lui jetant un coup d’œil sans tendresse, Arthur saisit fermement couteau et fourchette et attaqua comme on se jette à l’eau. La première bouchée avalée, il ne leva plus la tête de son assiette qu’il nettoya consciencieusement avant de demander à être resservi. Jamais il n’avait eu aussi faim ! En outre, manger lui évitait de parler.
Assise au bout de la table, à la place de son père, Elisabeth le regardait de temps en temps avec au fond des yeux une petite flamme amusée, déjà presque affectueuse. Il ressemblait tellement à Guillaume qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir d’exister. Pas plus que de son caractère épineux : son père devait être à peu près comme ça à son âge. Mais quel drôle de garçon !
De son côté, Arthur évitait son regard, gêné à présent d’avoir répondu par de mauvais procédés à un accueil plutôt gentil. Il découvrait avec un certain ennui qu’elle pouvait être une vraie demoiselle et plus encore ! Sous la masse rousse et bouclée des épais cheveux cuivrés rejetés en arrière et retenus par un ruban de velours noir, elle avait un visage aux traits fins et fiers dont les traces de sa bagarre avec les fourrés ne déparaient pas vraiment l’harmonie. Et que ses grands yeux gris, un peu mystérieux, étaient donc beaux !
La robe qu’elle portait maintenant était de la même nuance, agrémentée de minces rubans de velours noir soulignant la taille haute et le décolleté carré d’où sortait une guimpe de mousseline blanche bouillonnée et nouée à la base d’un long cou fragile. Parfaitement coupée, la toilette sortait visiblement de chez un bon faiseur. Comme les mignons escarpins à talons plats munis de rubans qui se croisaient sur des bas blancs bien tirés. En vérité, Arthur était obligé de s’avouer que cette sœur-là lui faisait plutôt honneur. Restait à savoir à quoi ressemblait celui que l’on appelait Adam...
De plus en plus à l’aise, Jeremiah Brent bavardait à présent avec la cuisinière qui lui dépeignait les fastes de la maison avant le grand bouleversement. Elle lui assurait que les choses n’allaient pas tarder à reprendre leur cours interrompu.
— Dès que Potentin ira mieux, il se rendra à la louée aux servantes. Puisque la maison se remplit, on aura besoin de monde. C’était d’ailleurs dans les intentions de Monsieur Guillaume...
Arthur, agacé de ce bavardage qui lui révélait un aspect inconnu d’un précepteur toujours un peu guindé, ne résista cependant pas à l’envie de s’en mêler en demandant qui était ce Potentin.
— Ce tantôt, dit Élisabeth, je vous ferai visiter le domaine mais je commencerai par vous présenter notre Potentin : il en est un peu l’âme...
Je ne vous le conseille pas, Mademoiselle Élisabeth, intervint Clémence. Vous savez comme il est toujours soucieux de sa tenue et de sa personne Il n’aimera pas qu’on le voie sous son aspect de malade. D’autant que sa goutte le met dans des humeurs épouvantables.
— Eh bien nous attendrons qu’il soit prêt à nous donner audience, conclut la jeune fille avec bonne humeur.
Et, pour l’édification d’Arthur, elle raconta l’histoire de celui qui était pour tous le second personnage des Treize Vents, après Guillaume, dont il avait été le mentor durant de longues années avant de devenir le majordome puis l’intendant du domaine. Le maître n’avait que douze ans lorsque Potentin, naufragé d’un galion portugais — ce qui était déjà étrange pour un natif d’Avranches ! — s’était retrouvé à moitié mort sur une plage indienne de la côte de Coromandel, à deux pas de la demeure de Jean Valette, le père adoptif du jeune Tremaine dont il était devenu l’homme de confiance.
— Le modèle des vieux serviteurs si je vous ai bien comprise ?
— N’employez pas ce mot pour parler de lui. Nous lui vouons tous une véritable affection. Vous pourrez d’ailleurs constater quand vous le verrez qu’il n’est vraiment pas banal...