— Je me demande s’il y a ici une seule personne qui soit banale ! marmotta le jeune garçon sans que la réflexion n’échappe pour autant à l’oreille fine d’Élisabeth.
— Vous êtes sûr que c’est un compliment ? Vous avez l’air de le regretter ?
— Ce serait peut-être reposant...
Élisabeth ne fit aucun commentaire bien qu’elle n’en pensât pas moins : si, à son âge, Arthur souhaitait avant tout le repos, il allait faire un Tremaine peu ordinaire. Cependant, estimant avoir rompu assez de lances pour un premier contact, elle choisit de l’emmener visiter le domaine, laissant Jeremiah, décidément conquis par Clémence, s’attarder autour des délices d’un bon café dégusté sous le manteau de la cheminée.
La fille de Guillaume aimait sa maison et elle en était fière. Édifiés un an avant sa naissance dans la belle pierre blonde de Valognes appelée « landin », les Treize Vents ressemblaient à ces « malouinières » que bâtissaient dans les deux siècles précédents les corsaires et les armateurs de Saint-Malo. Cela tenait au souvenir gardé par Guillaume de ses premiers pas sur la terre de France, lorsque avec sa mère il débarqua au quai Saint-Louis après le grand drame de Québec : un émerveillement devant l’élégante simplicité de ces demeures abritant cependant de grandes richesses...
Comme les propriétés des bords de la Rance, le haut toit d’ardoises du manoir abritait un bâtiment aux proportions harmonieuses ordonné autour d’un avant-corps coiffé d’un fronton triangulaire qui lui donnait des allures de château, bien que Guillaume s’en défendît. Les écuries construites à distance raisonnable étaient presque aussi belles que les appartements car le maître adorait les chevaux. Enfin, un parc, pas trop bien ordonné mais avec de douces pelouses et de grands arbres dont les cimes s’échevelaient en se couchant comme si le vent y soufflait incessamment, servait décrin à l’ensemble....
Même à contrecœur, Arthur admettait qu’elle avait bien du charme, cette grande maison fièrement dressée sur son acropole normande au-dessus de la campagne et des courants marins de Saint-Vaast-la-Hougue. Ce matin, comme l’Élisabeth approchait de son port et venait de franchir le dangereux passage du raz de Barfleur, Guillaume, qui se tenait auprès de lui, avait offert sa longue-vue :
— Regarde ! Sur tribord tu verras un clocher dominant la colline. C’est celui de la Pernelle : il sert de repère aux navigateurs pour entrer en baie du Cotentin et, en particulier, à Barfleur et Saint-Vaast. Quand nous approcherons tu distingueras les Treize Vents : une tache claire, un toit bleu non loin de l’église...
Une tache en effet que l’enfant put voir grandir, se préciser, dorée dans le soleil jaune de l’automne, contrepoint délicat, dans la brume légère du matin, de ces deux vieux forts coniques surmontés de lanternes, couleur de cuivre et qui semblaient surgir de la mer irisée, doigts dressés de chaque côté d’un havre piqué de mâts et de hunes comme pour en interdire l’accès. L’endroit avait quelque chose de magique. Entre de gros nuages bosselés, la lumière d’une pureté extraordinaire ciselait les vieilles maisons de pêcheurs autour d’un antique sanctuaire poli par les siècles, allumait des éclats sourds sur les plaques immobiles des marais salants et faisait revivre les teintes érodées par le sel des bateaux à l’ancre.
Une sorte de paix était entrée alors dans l’âme du déraciné comme s’il arrivait dans un endroit rêvé depuis longtemps, comme s’il arrivait chez lui après une longue errance. Quelque chose lui disait qu’il devait être possible d’être heureux sur cette terre normande... mais, très vite, les buissons épineux de la défiance recommencèrent à l’assaillir. Ce pays, cette maison n’étaient pas les siens et ne pouvaient lui convenir puisqu’il n’y serait jamais qu’un intrus, une pièce rapportée fatalement déplaisante à l’œil. La famille qu’on lui imposait — et à qui on l’imposait ! — n’avait pas besoin de lui. Mais qui donc avait besoin de lui maintenant qu’il était seul au monde ? Au fond, il ignorait ce qu’était un vrai foyer. Astwell Park n’était pas davantage sa maison. A peine celle de sa mère... Que sir Christopher fût mort avant elle et Marie aurait été contrainte de céder la place au nouveau maître pour aller vivre ailleurs.
Cependant, en suivant la robe grise d’Élisabeth, Arthur retrouvait ses premières impressions. Sa chambre était charmante, un peu féminine peut-être avec ses meubles laqués gris et ses tentures de Perse ornées d’oiseaux colorés, mais Élisabeth avait dit que plus tard il pourrait l’arranger à son goût. De toute façon elle n’avait aucune peine à être plus agréable que son logis anglais, tout de chêne foncé et de tapisseries usées par le temps, où il mourait de peur quand il était petit parce qu’Édouard lui avait appris, en ricanant, qu’il était hanté par un fantôme à la jambe de bois.
Il aima aussi, sans le montrer, les pièces de réception : la belle salle à manger tendue de jaune lumineux où scintillaient cristaux anciens et précieuse vaisselle venue d’Extrême-Orient, et les deux salons dont la tonalité générale était d’un vert éteint animé de minces filets dorés. Le goût très sûr d’Agnès, la défunte épouse de Guillaume, y avait éparpillé sur de soyeux tapis un archipel de fauteuils, bergères, canapés, consoles et même un clavecin enluminé comme un missel. Enfin ce fut la bibliothèque et, pour la première fois, Arthur réagit spontanément :
— Oh, c’est superbe ici !
— C’est la pièce préférée de Père. Il y travaille. Cela se voit d’ailleurs : contemplez le désordre de cette table ! Quant à ce fauteuil il y tient énormément, sourit la jeune fille en passant une main caressante sur l’espèce de trône en ébène garni de cuir noir dont les bras représentaient des têtes d’éléphants. C’était celui de Jean Valette, son père adoptif, et il l’a rapporté des Indes, mais quand il s’adonne à la lecture, il s’installe plus volontiers dans celui-ci, près du feu.
Un livre en effet, relié en maroquin rouge et marqué d’un signet de soie, était posé sur la cheminée, attendant qu’on revienne à lui. Arthur le prit pour en lire le titre à haute voix. C’était Le Voyage autour du monde par M. de Bougainville et il en parut content :
— J’ai toujours eu envie de lire cet ouvrage dont j’ai entendu parler...
— Ici, non seulement vous pourrez le lire mais vous aurez l’occasion d’en rencontrer l’auteur...
— Vraiment ?
— C’est un bon ami de la maison. Père le connaît depuis le Canada où il servait sous M. de Montcalm. A présent, il est presque de la famille. Sa femme est la marraine d’Adam et il est le cousin par alliance de Tante Rose... Et, comme vous allez me demander qui est Tante Rose, je vous dirai qu’elle n’est pas réellement une parente mais la seule amie de notre mère et nous lui vouons tous une profonde affection. Dans le monde elle est la baronne de Varanville. Son château n’est pas loin d’ici et demain, très certainement, nous vous y emmènerons pour vous présenter. Vous verrez : c’est la femme la plus exquise que je connaisse ! A présent, allons voir le jardin, les écuries, l’étang et la ferme...
Lorsque Guillaume revint de son expédition, il était déjà tard. Depuis un moment, les enfants étaient dans leurs chambres où ils se préparaient pour le souper. Que l’on prendrait cette fois dans la salle à manger. C’était la règle pour le soir et, depuis que les troubles avaient cessé, le maître des Treize Vents tenait à ce que l’on fît toilette pour la circonstance. Mais lorsque Élisabeth, Arthur et Mr Brent descendirent à l’appel de la cloche, ils purent constater que Tremaine et le docteur Annebrun, qu’il gardait à souper, se trouvaient dans le même équipage qu’au moment de leur départ. Juste un peu plus poussiéreux. Ils étaient en train de se laver les mains à une superbe fontaine de grès rose qui ornait un coin du grand vestibule, non loin de l’escalier.