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Visiblement soucieux, tous deux, ils parlaient avec animation mais, en apercevant sa fille, Guillaume eut un sourire et se dirigea vers elle :

 — Veux-tu nous permettre de venir à table dans cette tenue peu protocolaire, Élisabeth ? Nous mourons de faim.

 — De toute façon, vous êtes toujours magnifiques l’un et l’autre, dit la jeune fille en souriant, sachant bien que le médecin n’avait aucune possibilité de se changer, et que son père devait, par courtoisie, rester lui aussi tel qu’il était.

Elle alla ensuite embrasser Annebrun, l’un des tout meilleurs amis de son père. Elle ignorait, bien entendu, qu’il avait été l’amant de sa mère et savait seulement qu’il lui vouait une profonde admiration et qu’il se trouvait aux côtés de Guillaume ce terrible jour où la tête d’Agnès Tremaine était tombée sur l’échafaud de la place de la Révolution, à Paris. Depuis, les deux hommes se voyaient souvent, Tremaine n’ayant guère eu de peine à pardonner une faute dont il était en grande partie responsable et qu’excusait le pur amour de Pierre Annebrun pour une femme qu’il avait longtemps adorée en silence.

C’était un Normand lui aussi mais mâtiné d’Écossais. Fils d’un médecin de Cherbourg, il n’en avait pas moins passé la majeure partie de son enfance dans sa famille maternelle, près de Dunbar et conquis ses grades à la célèbre université d’Édimbourg. Ensuite, après un séjour en Amérique, il était revenu au pays natal et avait repris, à Saint-Vaast-la-Hougue, la clientèle du vieux docteur Tostain. On appréciait, dans les entours du Val-de-Saire, cet homme taciturne si grand et si vigoureux qu’il ressemblait à un ours blond mais dont le cœur généreux ne pouvait résister à aucune misère. Guillaume Tremaine devait à son habileté de chirurgien l’usage de ses jambes dont un autre l’aurait certainement privé. Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas. Aussi Pierre Annebrun veillait-il attentivement sur la santé des gens des Treize Vents où son couvert était mis chaque fois qu’il le souhaitait et, traditionnellement, le dimanche soir. Après quoi lui et Guillaume s’affrontaient aux échecs.

 — Eh bien, passons à table ! dit celui-ci qui ajouta aussitôt : Où est Adam ? Il n’a pas entendu la cloche... ou bien n’est-il pas encore rentré ?

Du seuil des salons, une voix grave, un rien solennelle même, se chargea de la réponse :

 — Il est dans la buanderie où Béline est en train de le récurer. Il était tellement sale en revenant d’Escarbosville que Lisette lui a interdit l’escalier et Mme Bellec sa cuisine.

Arthur se retourna pour voir qui venait de parler et pensa que ce bonhomme-là semblait sorti tout droit d’un livre de contes fantastiques, fidèle en cela à l’originalité dont chaque habitant de cette maison paraissait tenir à faire preuve. Brun de peau, le menton en galoche, les sourcils en surplomb et le nez cassé, il avait une vraie tête de flibustier encore aggravée par une énorme paire de moustaches noires dont les pointes remontaient presque jusqu’à ses yeux et qui contrastaient furieusement avec ses cheveux d’un blanc de neige portés à l’ancienne mode, ramassés sur la nuque dans une bourse de cuir nouée d’un ruban. A l’ancienne mode aussi l’habit de velours violet sou taché de noir, les culottes noires et les bas blancs disparaissant... dans une vaste paire de pantoufles marron dont l’une, découpée, donnait de l’aise à un volumineux pansement.

La protestation du médecin acheva de renseigner le jeune garçon :

 — Qu’est-ce qui vous a pris de vous lever, Potentin ? Vous devez souffrir le martyre ?

C’était sans doute vrai : deux ou trois gouttes de sueur perlaient au front du vieil homme. Cependant un sourire farouche retroussa encore davantage les fameuses moustaches façon Grand Moghol dont le majordome prenait le plus grand soin en souvenir des princes rencontrés dans sa jeunesse (trouvant d’ailleurs qu’elles blanchissaient par trop, il les teignait désormais afin de leur conserver tout leur volume).

 — Votre nouvel onguent fait merveille, monsieur le docteur. Et vous n’auriez tout de même pas voulu que je reste dans mes couettes comme une vieille femme le jour où un nouveau Tremaine vient habiter les Treize Vents ? Je tenais à lui ouvrir moi-même les portes de la salle à manger !

Touché malgré lui, Arthur s’avança et, ne sachant trop que faire, tendit une main hésitante :

 — Je vous remercie pour cette attention, monsieur Potentin et...

 — Pas « monsieur » ! Je suis Potentin tout court... et à votre service, Monsieur Arthur !

 — Voilà qui est bien ! approuva Guillaume, mais comme c’est tout de même à moi que tu dois obéissance, tu vas me faire le plaisir de retourner te coucher ! Tu as fait assez d’héroïsme pour ce soir et Lisette nous servira.

Sur un coup d’œil, le docteur et lui s’emparèrent de Potentin et, le portant plus que l’aidant à marcher, ils lui firent remonter les deux étages dont la descente avait dû causer une rude souffrance... On les entendit rire et plaisanter dans les hauteurs. Quelques minutes plus tard, on passait à table.

L’incident avait un peu déridé le maître des Treize Vents. Cependant, il fut vite évident qu’il restait soucieux et que le docteur Annebrun partageait son inquiétude. Bien que tous deux s’efforçassent de le dissimuler en parlant de choses et d’autres. Ce qui finit par agacer Elisabeth :

Père, demanda-t-elle, ne nous direz-vous pas au moins si vous avez pu sauver cette malheureuse et attraper les bandits ?

Ils courent toujours, malheureusement, et je ne vois pas bien comment on pourrait les prendre. Sur les ordres du département, la. gendarmerie de Valognes a bien installé un petit poste au Vaast pour tenter de lutter contre l’insécurité qui grandit depuis quelque temps, mais l’aide qu’ils représentent est surtout morale : ils ne sont que trois et les malandrins le savent bien. Néanmoins, nous les avons prévenus...

 — Mais la servante ? Elle était encore vivante ?

 — Oui, dit le docteur. Elle a subi les violences des deux hommes mais elle s’en remettra. Nous l’avons confiée aux gens du château de Pepinvast. Ils vont mettre quelqu’un pour s’occuper de la ferme avec l’autre servante qu’on a retrouvée dans les bois en compagnie de son gamin à moitié morts de peur.

 — Et les pauvres Mercier ?

 — On les enterrera demain, reprit Guillaume. Bien entendu nous irons tous. De toute façon, je comptais emmener Arthur à Varanville. Nous pousserons jusque-là après la cérémonie. Nous y sommes allés tout à l’heure mais... la baronne était absente. Nous n’avons vu que Félicien Gohel... Pas bien surpris, d’ailleurs ! Paraîtrait que ces bandits ont déjà fait des leurs du côté de Boutron et Gonneville. D’après ce que nous a dit la fille, ce seraient des chouans de la bande de Mariage.

 — Ça ne tient pas debout ! grogna Pierre Annebrun. Cet homme qui se faisait appeler la Grenade quand il servait au régiment d’Aunis a été fusillé en Bretagne en 97. Quant aux chouans, il n’en existe plus guère depuis que Hoche a fait fusiller M. de Frotté, et surtout pas par ici où l’on était plutôt pour le Roi et où les connivences sont nombreuses.

Pendant cinq années, en effet, de 1795 à 1800, la chouannerie qui avait dévasté le sud de la Manche, traquant les pourvoyeurs de la Terreur, partisans jurés de la Révolution que l’on appelait les « patauds », poursuivant les prêtres « jureurs », saccageant les bureaux municipaux et coupant les arbres de la Liberté, n’avait eu que peu de résonance dans le nord de la péninsule où il n’y eut guère de grands excès et où l’on ne connut pas la sinistre guillotine. Les « chasseurs du Roi » ne s’aventurèrent pratiquement jamais au-dessus de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Par contre, certaines bandes se réclamant de la foi royaliste se composaient surtout de véritables brigands, tel ce Jean Mariage dont Guillaume venait de prononcer le nom et dont les exploits faisaient encore trembler dans les chaumières.