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Adam s’était enfui...

CHAPITRE IV

... ET CEUX DE VARANVILLE

 — Pourquoi se serait-il réfugié ici ? murmura Rose. Il me connaît trop bien pour ignorer ce qui l’attendait. Je l’aurais raisonné, sermonné aussi et, surtout, j’aurais envoyé vous prévenir...

 — Est-ce bien certain ? Je connais votre coeur : le premier chien perdu qui l’approche a droit à toute votre sollicitude. Adam est beaucoup plus qu’un petit chien : vous l’aimez bien...

 — C’est pourquoi je m’efforcerais de lui éviter de faire des sottises. Au cas, bien sûr, où il viendrait me demander mon avis...

 — Il l’a déjà fait ?

 — Oui, pour des broutilles, des petits soucis de gamin, des bisbilles avec sa sœur ou les conséquences d’une bêtise à réparer. Est-ce que je ne suis pas Tante Rosé ?... Oh, mon Dieu ! Regardez-moi ce temps ! C’est tout juste si je distingue votre figure !

Se levant vivement, Mme de Va ranville alla ouvrir la porte donnant sur la cuisine pour réclamer une lampe. Elle et Guillaume se tenaient dans ce qu’elle appelait son « confessionnal ». C’était une pièce dont les dimensions semblaient réduites en comparaison de l’immense salle basse, quasi médiévale et lourdement voûtée, qui, jadis au temps des guerres de Religion, était la salle commune du grand manoir servant à la fois pour la cuisine et la vie de tous les jours. En fait l’impression d’intimité qu’elle donnait venait des objets que la châtelaine y avait placés : deux tapisseries des Gobelins qui se partageaient les murs avec des lambris de chêne ciré où se dissimulaient des armoires contenant l’argenterie et la « belle vaisselle ». Les larges dalles de pierre disparaissaient à demi sous un tapis à bouquets fondus supportant un petit bureau Régence, un fauteuil et deux chaises cannées plus un grand cartonnier d’une belle facture mais dont l’austérité eût mieux convenu sans doute au cabinet d’un notaire qu’au boudoir d’une jolie femme. Mais c’est que, justement, il ne s’agissait pas dun boudoir.

Après son mariage avec Félix de Varanville, officier de la Marine royale, Rose de Montendre avait abandonné la vie mondaine pour se consacrer à la remise en état et à l’exploitation des terres d’un époux qu’elle avait aimé au premier regard.

Pourvue d’une belle fortune, d’un cœur généreux, d’une vive intelligence et dune incroyable vitalité, la jeune baronne, laissant son mari poursuivre en mer l’existence quil préférait, sétait attelée à un travail digne des épaules d un homme : remettre en état Varanville qui menaçait ruine, acheter du bétail, faire fructifier les terres en important de nouvelles cultures et s’efforcer d’apporter tout le bien-être possible aux paysans de son domaine. Soutenue et conseillée d’ailleurs par Guillaume Tremaine qui venait de bâtir les Treize Vents et développait ses propres affaires. L’engouement de la période prérévolutionnaire pour une physiocratie prônant l’agriculture avait aidé Mme de Varanville à ne pas trop passer pour une folle aux yeux de l’aristocratie locale. En outre, elle avait offert trois beaux enfants à son époux : Alexandre, né la même nuit qu’Élisabeth Tremaine, Victoire de quatre ans sa cadette, précédant Amélie d’une année.

Quand les jours noirs étaient venus, Rose, privée d’une partie de ses gens comme la plupart des autres propriétaires de château, s’était efforcée de maintenir son oeuvre à flot. Si elle réussit, elle ne le dut qu’à elle-même : ceux de la terre la respectaient et lui vouaient une estime affectueuse qui lui valut de conserver quelques serviteurs : des femmes et des vieux surtout avec qui elle travailla dur. Ce qui permit à tout ce monde de se nourrir et d’en aider d’autres alors que l’on était au bord de la famine.

Incapable d’accepter de voir la Marine s’écrouler sous ses yeux, Félix rentra au logis mais n’y resta pas longtemps : pour éviter d’être arrêté, il dut émigrer en Angleterre comme beaucoup de chefs de familles nobles et, lorsqu’il s’agissait d’anciens officiers, le danger était encore plus grand. Les femmes demeuraient, demandant parfois un divorce qui n’était à leurs yeux de chrétiennes qu’un torchon de papier sans importance mais bien utile pour échapper à la loi sur les émigrés et pour conserver les biens.

Rose n’alla pas jusque-là. Personne, pas même Guillaume qu’elle aimait infiniment, ne se fût permis de le lui suggérer. Elle savait d’ailleurs que pour l’aider et la protéger celui-ci se dévouerait tout autant que s’il s’agissait des Treize Vents et de ses propres enfants. Ce ne fut cependant pas sans un cruel déchirement masqué par un chaud sourire qu’elle se sépara du seul homme qu’elle eût jamais aimé.

 — Quelques mois seulement, mon cœur, lui dit-elle en le serrant dans ses bras tendres, et puis vous reviendrez et vous verrez que nous pourrons encore être heureux comme par le passé. Je veillerai sur la maison.

 — L’idée de vous laisser ici sans moi est intolérable, Rose. Je ne vais pas vivre durant tout ce temps...

 — Nous avons déjà été séparés. Je ne dirai pas que j’en ai pris l’habitude parce qu’en vérité on ne s’y fait jamais. Cependant c’est le lot des femmes de marins...

 — Je connais votre courage, ma douce, mais cette fois je vous laisse dans les dangers. Ce qui nétait pas le cas naguère...

Rose se mit à rire :

 — Eh bien, vous aurez un peu peur à votre tour. Croyez-vous que je ne tremblais pas lorsque vous alliez à la guerre ?... Néanmoins, ne soyez pas trop effrayé, se hâta-t-elle d’ajouter en le voyant pâlir. Si le péril se faisait trop pressant, j’entasserais tout notre petit monde sur un bateau — avec Guillaume je suis certaine d’en avoir toujours un et, s’i n’en avait plus, il le volerait ! — et nous irions vous rejoindre. Alors songez seulement à prendre soin de vous !...

Oh la chaleur de la dernière étreinte ! L’amère douceur des larmes sur la joue de Félix. C était si bon de sentir cette force d’homme et si cruel de devoir y renoncer ! Cet ultime instant, Rose le revivrait indéfiniment au fil de ses nuits solitaires. Et plus encore lorsqu’elle sut qu’il ne reviendrait jamais plus...

Installé à Londres, Félix ne put se satisfaire de l’existence étroite, privée de toute substance, qui était celle des émigrés, ces gens ayant tout perdu sauf la vie et qui s’efforçaient de la préserver même dans les pires conditions. Il était un marin, un soldat, il voulait servir encore et ne revenir en France qu’en vainqueur et non furtivement, dans les bagages de l’étranger. Il s’enrôla dans les troupes que formaient, au nom des Princes, le marquis d’Hervilly et le jeune comte de Sombreuil.

En juin 1795, alors que la Convention vivait ses derniers jours, ceux d’Angleterre estimèrent que le moment était venu de reconquérir leur pays par les armes et de rétablir la royauté. Une armée de dix mille hommes s’embarqua sur les navires de l’escadre aux ordres du commodore Waren et, sous ses voiles gonflées d’espérance, prit le chemin de la Bretagne. Le 25 juin, elle mouillait en baie de Quiberon pensant n’avoir même pas un coup de feu à tirer : le marquis de Tinténiac et ses chouans avaient dû balayer la côte et d’autres bandes, commandées par Georges Cadoudal, accouraient au rendez-vous. Le 27, le débarquement de la première division avait lieu à Carnac. On réussit à s’emparer du fort Penthièvre, à la base même de la presqu’île de Quiberon.

Mais, si la Convention s’essoufflait, ses chefs de guerre demeuraient, eux, actifs et pleins de fougue. Elle envoya le général Hoche qui venait de « pacifier » la Vendée. Celui-ci établit son quartier général au hameau de Sainte-Barbe, près de Plouharnel, d’où il délogea Cadoudal encombré d’ailleurs de toute la population rurale refoulée par les colonnes républicaines. Et qui dut rembarquer !