Hélas, dans l’armée royaliste, l’absence d’unité de commandement, la jalousie qui se développait entre les chefs et un certain découragement né du fait que les fameux Princes — frères du malheureux Louis XVI, le roi martyr, et sous les yeux desquels tous ces gens de cœur espéraient au moins la gloire de mourir — se gardèrent bien d’embarquer sur ces « galères » jugées plus ou moins hasardeuses. Ceux du fort Penthièvre furent trahis par une partie des soldats, anciens prisonniers de guerre républicains, et Hoche n’eut plus qu’à balayer devant lui pour rejeter les envahisseurs à la mer. Un balayage qui, tout de même, lui coûta pas mal d’hommes, mais, chez les émigrés, ce fut l’hécatombe : le marquis d’Hervilly, blessé à mort, resta sur le terrain. Certains de ses officiers s’embrochèrent sur leurs épées pour ne pas tomber aux mains des « Bleus ».
Pourtant, Hoche avait promis la vie sauve aux prisonniers. Félix de Varanville était de ceux-là. Il ne put rejoindre la flotte anglaise comme certains de ses compagnons et fut ramassé. L’idée de se suicider ne lui vint pas : il pensait à Rose, à ses enfants et voulait les revoir. Le malheureux comptait sur les lois chevaleresques d’une guerre qui n’en avait jamais connu. D’ailleurs, comment imaginer que l’on pourrait abattre plusieurs centaines de captifs ?,
Ce fut pourtant ce qui se produisit. En dépit de la parole donnée, les prisonniers furent conduits à pied — les blessés soutenus par les plus valides — jusqu’à Auray. D’autres allèrent même jusqu’à Vannes. Dans la nuit où ils marchaient, les plus vieux parmi les soldats d’escorte, pris de pitié, essayèrent de les inciter à fuir mais ils avaient juré de ne pas tenter d’évasion. La parole du général ne les assurait-elle pas ?
Hélas, à Vannes, le comte de Sombreuil sera fusillé sur la garenne. Pourtant, c’est à Auray que l’horreur atteindra son point culminant. Près de l’ancienne chartreuse, vendue d’ailleurs comme bien national, et dans un champ bordant la rivière du Loch, on passa tous les prisonniers par les armes, même ceux qu’il fallut porter au lieu d’exécution, même ceux qui n’avaient plus que quelques heures à vivre. Durant plus de trois semaines, du 1er au 25 août, on fusilla et on enfouit sur place les cadavres de ces victimes10. La terre en cria vers le ciel et la Bretagne n’oublia jamais, bien que beaucoup de ces hommes ne fussent pas ses fils. Ainsi de Félix de Varanville qu’un camarade étaya pour qu’il pût se tenir debout et regarder la mort en face.
Cette fin, à la fois glorieuse et pitoyable, ce fut Guillaume Tremaine qui l’apprit le premier. Il s’était rendu à Paris pour ses affaires à l’appel de son ami le banquier Lecoulteux du Moley, échappé miraculeusement à la guillotine grâce à la révolte des Conventionnels du 9 thermidor et qui rassemblait les éléments épars de sa fortune. Le banquier récupéra très vite son domaine de Malmaison, à Rueil, et Guillaume vint l’y rejoindre.
Le domaine avait souffert de l’absence du maître, surtout à cause de l’humidité. Cependant, il conservait ses meubles, sa décoration et quelques « officieux11 » poussés par la faim venaient y reprendre du service. Surtout, la grande bibliothèque d’acajou12 demeurait indemne et ce fut là que Guillaume lut, dans Le Moniteur universel, la liste des massacrés d’Auray.
Le coup l’étourdit et le laissa sans voix. Pas un instant, il n’avait imaginé que cet ami si cher pourrait ne jamais revenir. C’était une précieuse tranche de vie, celle de ses plus belles années d’homme, que Félix emportait avec lui, mais, tout de suite, Guillaume s’efforça de repousser son chagrin pour ne penser qu’à celui de Rose. Comment allait-elle supporter l’horrible nouvelle ? Il fallait qu’il aille vers elle pour qu’elle eût au moins une épaule où s’appuyer... Deux heures plus tard, il avait quitté Paris et gagnait Varanville sans toucher terre aux Treize Vents.
Rose ne savait rien encore bien entendu. Son accueil fut celui qu’elle lui réservait toujours : joyeux, chaleureux, ensoleillé d’un charmant sourire et de ce pétillement dans les plus jolis yeux verts du monde qui n’appartenait qu’à elle. Instantanément tout fut prêt pour le réconfort dun voyageur fatigué ; le cidre mousseux, le pain craquant, le beurre frais, le jambon tendre, cependant que l’odeur du café commençait à se répandre. La jeune femme était si heureuse de revoir son ami qu’elle ne s’inquiéta pas outre mesure de lui voir la mine lasse et les traits tirés : elle attribuait cela à la trop longue chevauchée...
— Il serait temps, gronda-t-elle, que vous renonciez à cette manie de ne jamais emprunter de voiture quand vous effectuez un grand parcours. C’est de l’orgueil tout simplement : vous voulez prouver que le temps n’a pas de prise sur vous... et vous oubliez vos jambes abîmées.
— Non, Rose, ce n’est pas de l’orgueil. Simplement ma vieille sauvagerie qui m’a donné l’horreur des voitures publiques où l’on s’entasse avec des gens parfois impossibles et qui mettent un temps fou. Et puis j’aime aller vite. Aujourd’hui... plus encore que d’habitude.
— Pourquoi aujourd’hui ?
— Pour que vous n’appreniez pas d’un autre ce que je suis venu vous dire. Rose, ma chère Rose... je suis un porteur de mauvaises nouvelles...
Elle devint soudain très pâle cependant qu’une petite veine bleue se mettait à battre furieusement le long de son cou :
— S’agit-il... de Félix ? Répondez vite !
— Oui... Il était avec ceux qui ont tenté de débarquer à Quiberon.
Elle baissa les yeux et demanda d’une voix mate :
— Est-ce qu’il est...
Le mot ne passait pas. Le oui de Guillaume non plus. Avec une douceur infinie, il posa ses grandes mains sur les épaules de la jeune femme qu’il sentit trembler. Il comprit qu’elle ne tenait debout que par un miracle de volonté et voulut l’attirer à lui, mais elle résista et, soudain, releva ses paupières. Guillaume, bouleversé, rencontra son regard : celui d’une biche frappée à mort...
— Pardonnez-moi, mon ami... Mais j’ai besoin d’être seule... Rendez-moi seulement le service de le dire à ceux d’ici... moi je ne peux pas !
Elle s’était enfuie par la porte du jardin, laissant Guillaume affronter seul la douleur de Félicien et Marie Gohel, les vieux serviteurs de Varanville qui avaient vu naître Félix...
Sept années s’étaient écoulées depuis ce terrible jour, sept années au cours desquelles Rose ne se plaignit pas une seule fois, s’attachant, pour ses enfants encore si petits, à ne rien changer à son comportement habituel, excepté la couleur de ses robes : le noir remplaça la joyeuse couleur verte qu’elle aimait tant et qui lui allait si bien. Et puis, bien sûr, elle ne rit plus aussi souvent.
— J’ai eu près de dix ans de bonheur, dit-elle un jour à Guillaume. C’est plus que n’en ont les autres femmes...
Ce qui lui était peut-être le plus cruel était de ne pouvoir ramener au pays le corps de son époux et d’être dans l’impossibilité d’aller prier sur l’immense tombe où il reposait, mêlé à ses compagnons d’infortune. La Révolution était terminée, sans doute, mais la France ressemblait à un navire privé de pilote. La soif de vivre, la débauche et la corruption s’y donnaient libre cours cependant qu’un peu partout se levaient des vengeurs. L’insécurité des chemins était pire que jamais car des bandes de brigands profitaient amplement de la pagaille générale. Aussi Guillaume s’était-il refusé à conduire Rose à Auray : quand l’ordre serait rétabli, il tiendrait à l’honneur de l’escorter jusque-là mais, dans l’état actuel des choses, il eût été insensé de risquer sa vie dans ce pèlerinage : elle se devait à ses enfants et à Varanville...