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Non qu’il eût cessé d’aimer lés siens. S’il souffrait tant, c’était justement de les quitter mais sa détermination restait intacte : elle ressemblait tellement à celle de sa mère, Agnès de Nerville faisant démolir son château ancestral pour en engloutir les pierres dans les fondations de la grande digue de Cherbourg17 : il voulait à tout prix tourner définitivement le dos à ses souvenirs.

Seulement, entre ses rêves et leur réalisation, il y avait sa vieille ennemie : la mer qu’aucun raisonnement ne lui permettait d’effacer. Allait-il se laisser décourager par une terreur qui faisait sourire sa sœur ?

Pourtant, à mesure que la nuit avançait, la tempête s’apaisait et, avec elle, les angoisses du fugitif. A force de discuter avec lui-même il en vint à une conclusion quasi cornélienne : s’il parvenait à franchir la grande baie sans y rendre l’âme — même s’il devait être malade comme une bête — , s’il réussissait à prendre pied sur un quai du Havre, il serait exorcisé et, dès lors, le monde lui appartiendrait : une traversée de plusieurs semaines serait à sa portée et, surtout, il aurait l’impression d’être en train de devenir un homme.

Fort de cette résolution, Adam se roula en boule dans sa paille et s’endormit dans la douce sérénité d’une conscience apaisée. Et aussi, il faut bien le dire, parce qu’il était rompu de fatigue...

Le son des cloches le réveilla.

Il s’en trouva soudain environné. Elles sonnaient de partout : à gauche, à droite, devant, derrière et ce concert matinal lui donna la sensation d’être transporté dans un monde différent. Il se souvint soudain que c’était la Toussaint. Clémence en parlait l’autre jour avec Béline comme d’un immense événement. Pensez donc ! La première grande fête chrétienne depuis que l’on avait retrouvé le droit de la célébrer à la face du Ciel. Bien des églises avaient été déshonorées, souillées, meurtries comme celle de Saint-Vaast ou de Rideauville, mais on n’y chanterait qu’avec plus d’ardeur les louanges du Seigneur. En outre, après s’être tant reposés, les bras des sonneurs semblaient avoir emmagasiné des réserves : Dieu, quelle vigueur !

Évidemment, il ne pouvait être question pour Adam d’aller à la messe. Il eut cependant une pensée pour celle que l’on chanterait à la Pernelle : un jeune prêtre s’en chargerait et mettrait ses pas dans ceux du vieux M. de La Chesnier que tous aimaient bien aux Treize Vents et dont on fleurirait la tombe en même temps que celle de Grand-Mère Mathilde...

S’apercevant soudain qu’il était en train de plonger dans des souvenirs qui ressemblaient à des regrets, Adam les repoussa fermement. Cette fête l’arrangeait bien : personne ne travaillerait aujourd’hui et il garderait la grange pour lui tout seul. A la nuit seulement, il la quitterait pour achever le chemin à parcourir jusqu’à Barfleur : à peu près une demi-lieue. Pas grand-chose en vérité ! A condition de trouver quelque chose à manger. Il commençait à sentir la faim...

Des provisions fournies par Amélie, il restait si peu que rien : tout juste un fond de confiture. Adam regretta d’être parti si vite, la veille au soir : n’avait-elle pas promis de lui rapporter quelques vivres ? Il avait craint qu’elle ne soit surprise, ou suivie, ou dans l’impossibilité de revenir... ou même qu’elle dise la vérité en dépit de ce grand serment qu’il avait eu tant de peine à obtenir...

Poussé par la nécessité, il en vint à penser qu’il faudrait se hasarder dans la ferme dont dépendait sa grange. Les volées de cloches qui continuaient à déferler sur les alentours l’y encourageaient : tout le monde irait certainement à la messe. Il avait donc une forte chance de trouver le chemin libre.

Lorsque le deuxième carillon, celui des retardataires, se fut fait entendre, il patienta encore quelques minutes puis quitta son abri, ce qui lui permit au moins de se répérer. Bien que la Pernelle ne fût qu’à un peu plus d’une lieue, il connaissait mal l’arrière-pays de Barfleur composé surtout de fermes où il n’allait jamais. Il reconnut pourtant, à main droite, l’église de Montfarville facile à distinguer à cause du granit blanc dont elle était bâtie : on la voyait d’assez loin pour qu’elle pût servir d’amer aux bateaux. Donc il ne se trouvait guère qu’à une demi-lieue de Barfleur.

La ferme était de moyenne importance. Adam se demanda cependant s’il y avait des chiens. Sans s’inquiéter outre mesure d’ailleurs : il s’entendait généralement bien avec eux et puis, tout de même, en dépit de son aventure, il n’avait pas vraiment l’air d’un vagabond. Enfin, au pire, s’il se faisait surprendre, il pourrait payer, mais l’apparition d’une pièce d’or dans sa main paraîtrait suspecte. Surtout si le bruit de sa disparition, descendant les abrupts de la Pernelle, était venu jusque-là.

Il se hasarda dans la cour. Un chien vint au-devant de lui, tout de suite amical et la queue frétillante. Il le renifla puis, jugeant sans doute qu’il était garçon de bonne compagnie, tourna les talons et s’en fut vers le potager. Adam entra dans la maison sur la pointe des pieds...

Une envoûtante odeur de soupe aux choux lui sauta aux narines. Elle émanait d’une grosse marmite qui mijotait au bout d’une crémaillère de fonte noire et parut à l’affamé cent fois plus désirable que les succulences dont Clémence Bellec emplissait la cuisine des Treize Vents. Mais, préparée pour une douzaine de personnes — le couvert était déjà mis sur la longue table de bois vernie par le contact des coudes et cirée par des traces de graisse — , la marmite était beaucoup trop lourde pour lui et s’il essayait d’en ôter le couvercle, il risquait de provoquer un désastre. Pourtant il fallait trouver quelque chose à manger. Ce ne fut pas très difficile : la huche lui révéla une grosse miche de pain entamée dont il se hâta de tailler une large tranche. Dans une armoire, il découvrit un jambon enveloppé d’un torchon. Il n’était pas très gros alors il n’osa pas en prendre beaucoup : juste un petit morceau. Par contre, il vit trois fromages sur une claie, en choisit un puis se livra à un débat de conscience : ce qu’il faisait en ce moment, c’était du vol même si la faim l’excusait un peu. En outre, ces gens n’étaient pas riches, cela se voyait tout de suite. Il fallait leur laisser quelque chose en échange : tirant sa bourse, il y prit une de ses précieuses pièces et la déposa délicatement sur le jambon réemballé. C’était sans doute cher payer mais Adam n’était pas avare. Il pensa seulement que, pour mieux équilibrer l’affaire, il pourrait faire un tour au poulailler voir si les poules avaient pondu.

Il trouva deux beaux œufs bien roux qu’il enveloppa de son mouchoir en se promettant de les gober juste avant de partir. Enfin, il remplit à l’eau du puits le pot à lait d’Amélie qu’il avait emporté pour se désaltérer aux fontaines chemin faisant. Enfin, s’assurant une fois de plus que personne n’était en vue, il regagna sa grange pour y attendre la fin du jour...

Non sans inquiétude. Cette Toussaint se montrait grise et venteuse. En entrouvant sa porte, il pouvait voir, derrière le clocher, des lambeaux de nuages gris traversant en rafales un ciel jaunâtre. De temps en temps, une ondée passait sur les ailes du vent et les cloches qui sonnèrent tour à tour la sortie de la messe, puis vêpres et complies résonnaient avec une mélancolie grandissante, leur carillon s’enflant ou s’affaiblissant suivant la puissance des souffles célestes.