Quand la lumière baissa, l’enfant eut un moment de dépression. Il se sentait soudain affreusement malheureux et la perspective de ce qui l’attendait n’arrangeait rien bien au contraire. Pour la première fois, il songea à la maison avec une grande nostalgie. Quand il faisait mauvais temps, on était si bien dans la cuisine de Clémence, assis au chaud sur la pierre de l’âtre à faire griller ce qui vous tombait sous la main : des morceaux de pomme, des châtaignes ou une simple tartine sur laquelle le beurre fondait délicieusement ! L’impression fut si forte qu’il crut en respirer l’odeur... Il y avait aussi sa chambre qu’il aimait tant et tous les trésors qu’il y entassait. Sans doute pouvait-il faire confiance à Élisabeth pour empêcher « l’intrus » de s’en emparer, mais c’était tout de même dur d’abandonner tout ça. Surtout s’il pensait qu’il allait peut-être mourir avant même d’avoir atteint Le Havre.
Ce ne fut qu’un instant, mais si douloureux qu’Adam faillit abandonner : en marchant vite il pourrait arriver avant qu’on ne ferme portes et volets. La tentation était terrible, mais il revit soudain, de l’autre côté du glacis blanc de la nappe, la figure de l’étranger qu’on voulait lui imposer comme frère et surtout ses yeux verts qui pétillaient de méchanceté, qui semblaient se moquer de lui et en même temps l’avertissaient : « Je suis là pour prendre ta place parce que moi je lui ressemble ! » disaient ces yeux-là et Adam retrouva toute sa colère. De quoi aurait-il l’air en rentrant à présent ? Du coup, l’autre pourrait railler, et le narguer et se gausser ! Non. Il n’était plus question de reculer. Quand il aurait trouvé son paradis, il donnerait de ses nouvelles et, plus tard, ferait venir Amélie comme il l’avait promis.
Ainsi réconforté, il rassembla ses affaires, rangea soigneusement ce qui lui restait de provisions, goba ses œufs, enfonça son bonnet jusqu’aux sourcils et quitta finalement son refuge.
La nuit était close lorsqu’il atteignit les premières maisons de Barfleur. Tout était fermé mais, par les découpes des volets, on apercevait la lumière jaune des chandelles allumées. Demain était le jour des Morts et, dans chaque demeure, commençait une veillée de prières et de souvenir en hommage aux disparus et aussi pour apaiser les âmes errantes. Parfois on entendait l’écho murmuré des oraisons. Parfois aussi un cantique entonné avec plus de bonne volonté que de sens de l’harmonie. En d’autres circonstances, Adam aurait trouvé ça amusant mais au milieu de cette nuit houleuse qui charriait des paquets de nuages avec, en contrepoint, l’éclatement des vagues sur les rochers, l’atmosphère était sinistre. Adam pensa qu’il aurait peut-être dû rester vingt-quatre heures de plus dans sa grange : aucun marin, sans doute, ne prendrait la mer le jour des Trépassés.
Il balança un moment sur l’idée de revenir en arrière mais, soudain, il entendit des pas qui s’approchaient et, du coup, fila droit devant lui, embouquant la large rue Saint-Thomas, la plus importante du bourg, et piquant vers la mer. Il dépassa le Château-Bleu converti en forges, atteignit la vieille halle, simple toit étendu sur des piliers de pierre, évita la descente vers la grève qui était une manière de chemin boueux et glissant dans lequel les voitures des mareyeurs s’enfonçaient jusqu’aux moyeux — l’une d’elles était immobilisée en plein milieu — , longea la vieille église de granit gris dont la tour basse et carrée se donnait dans l’ombre des allures de donjon et gagna finalement la digue le long de laquelle étaient rangés les plus gros bateaux.
Il comprit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait : deux bisquines étaient amarrées là, les plus grandes bien certainement de toute la flotte de pêche de Barfleur, et, seules de tout ce que contenait le port, elles étaient déjà pavoisées, prêtes à recevoir ceux qui allaient voguer au-devant du plus important personnage de l’État. Elles se balançaient doucement en tirant sur leurs aussières qui grinçaient, mais, en dépit de l’angoisse qui lui tordait le ventre depuis qu’il avait posé le pied sur la jetée, Adam les trouva plutôt rassurantes. Cela tenait peut-être à leurs dimensions, leurs larges coques ressemblant un peu à un berceau. De plus, la mer étant haute, elles étaient presque à niveau de la digue. Il suffisait d’enjamber pour embarquer, et on évitait ainsi de s’aventurer sur le raide escalier de pierre aux marches glissantes d’algues tendu au flanc du mur.
Pourtant, le jeune garçon hésitait encore, repris par ses vieux démons et la crainte d’avoir mal au cœur, mais avait-il le choix ? Comme pour répondre à sa muette interrogation, le bruit de pas se fit à nouveau entendre. Le ciel, qu’une ondée venait de nettoyer, s’éclaircissait. Adam aperçut deux hommes arrêtés à l’entrée de la jetée. Alors, sans plus hésiter, il sauta dans le bateau, cherchant où se cacher, vit l’échelle qui menait à la petite cale et, oubliant totalement qu’il n’était plus sur un élément stable, s’y précipita, plongeant dans des ténèbres qui lui parurent celles mêmes de l’enfer. Un enfer sentant furieusement le poisson et la saumure.
Naturellement, il manqua l’un des cinq échelons et atterrit sur le bas du dos sans pouvoir retenir un gémissement de douleur bien que le balluchon attaché à son cou eût amorti quelque peu le choc. Péniblement, il se redressa, se mit à quatre pattes et, n’osant se relever de crainte de s’assommer, il entreprit de se traîner sur le plancher visqueux à la recherche du coin le plus obscur et le plus reculé de l’endroit :
— Oh la là ! marmotta-t-il. Ce que je me suis fait mal ! Pourvu que je n’aie rien de cassé il ne me manquerait plus que ça...
Sa main tâtonnante trouva soudain quelque chose d’insolite : une manche de drap épais mais, sous cette manche, il y avait un bras. Qui se détendit brusquement. Adam put tout juste émettre une sorte de gargouillis : le bras en question entourait déjà son cou, l’étranglant à moitié. En même temps quelqu’un chuchotait sur le mode furieux :
— Silence ! En voilà un imbécile qui ne sait pas descendre trois barreaux et qui parle tout seul par-dessus le marché !
Apparemment, le bateau contenait déjà un passager certainement clandestin et sans doute étranger parce qu’il avait un curieux accent. Terrifié, Adam chercha à se dégager et trouva même le courage de demander :
— Qui... qui êtes-vous ?
— Je ne vois pas en quoi ça vous intéresse. Quant à vous...
Une main qui sentait le goudron passa rapidement sur sa tête et sa figure, après quoi l’inconnu se mit à rire avant d’ajouter :
— Je jurerais bien que vous êtes le garçon qui s’est sauvé des Treize Vents.
Cette fois Adam faillit s’affoler : dans quelles griffes venait-il de se jeter ? Mais il sefforça de raffermir sa voix.
— Je vous en prie, taisez-vous !... Et d’abord qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Si vous êtes ici, c’est parce que vous vous cachez, vous aussi...
— Exact ! Et pour des raisons qui ressemblent beaucoup aux vôtres...
L’invisible personnage rit de nouveau et son prisonnier pensa qu’il avait affaire à un fou. ce qui n’était guère préférable à un brigand, mais l’étreinte s’était desserrée et il put se dégager :
— Pourquoi ? Vous vous sauvez ?
— Oui. Et comme je ne vois pas pourquoi nous resterions ensemble, je vais vous prier bien poliment de quitter ce bateau et de rentrer chez vous !
La voix était jeune, agréable : celle de quelqu’un de bien élevé, mais il faisait si sombre qu’il était impossible de rien distinguer. Cependant comme elle n’était nullement menaçante, Adam retrouva tout son aplomb :