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 — Si vous vous mêliez de vos affaires ? Est-ce que je vous demande quelque chose, moi ?... Je ne retournerai jamais à la maison...

 — Pourquoi ? Vous n’aimez pas vos parents ?

 — Bien sûr que si, mais mon père a eu un fils d’une autre femme que ma pauvre maman. Il l’a amené chez nous et c’était comme si cette femme venait chasser le souvenir de ma mère. Alors je veux m’en aller très loin !

 — La raison est valable mais, dans votre cas, ce que vous faites est complètement idiot !

 — Qu’est-ce qu’un étranger peut bien comprendre à mes raisons ? Vous n’êtes pas d’ici, cela s’entend et d’ailleurs...

 — Non, je ne suis pas d’ici et ne veux pas en être ! Si je dis que c’est stupide c’est parce que vous n’avez plus aucune raison de vous enfuir. Je suis Arthur Tremaine...

 — Quoi ? Ce n’est pas possible ?

 — Dommage que nous n’ayons pas la moindre lumière ! On ne s’est pas vu longtemps mais vous seriez vite convaincu.

 — Vous voulez partir ? Mais pourquoi ? souffla Adam abasourdi.

 — Vous venez de l’expliquer très clairement : je suis l’intrus dont la présence ne plaît à personne. Avant-hier, pendant qu’on vous cherchait partout, j’ai pris un cheval et je suis allé faire un tour dans le pays. Les gens m’ont regardé comme une bête curieuse mais j’ai eu le temps de me faire une idée des alentours. D’ailleurs à l’aller, depuis le bateau, j’avais remarqué Barfleur : c’est un nom qu’on connaît chez nous...

 — Chez vous c’est quoi ? L’Angleterre ?

 — Je n’en suis même plus certain à présent que Maman est morte, mais je n’ai rien connu d’autre. Alors, cet après-midi, je me suis échappé de nouveau, j’ai renvoyé le cheval quand le clocher d’ici a été en vue et j’ai attendu la nuit pour venir me cacher dans ce bateau. Je sais qu’il doit partir pour Le Havre...

La voix de l’ombre était lourde d’amertume. Adam, soudain, se sentit un peu mal à l’aise. Cétait peut-être parce que la bisquine bougeait, mais surtout à cause d’un vague remords :

 — Alors maintenant on nous cherche tous les deux ?

 — Oh ! pour moi, ça ne durera pas longtemps. Personne n’aura de peine sinon peut-être le brave Brent ! Mais ça m’est complètement égal ! ajouta-t-il avec un soudain éclat de rage. Je ne voulais pas quitter l’Angleterre et votre père ne m’aurait pas emmené si une mourante ne lui avait arraché une promesse. Alors je m’en vais et il n’y a pas à revenir là-dessus ! Quant à vous, dépêchez-vous de rentrer : c’est le meilleur service que vous puissiez me rendre.

 — Je n’en vois pas la raison...

 — C’est clair pourtant ! Ils seront tellement heureux de vous retrouver qu’ils ne se soucieront pas longtemps de moi... Et je serai libre !

 — On voit bien que vous ne connaissez pas... Père ! Il ne cessera jamais de vous chercher. Vous êtes son fils... même si ça ne vous fait pas plaisir.

 — A vous non plus.

 — J’en conviens sinon je ne serais pas là. Mais vous vous trompez si vous pensez qu’il va vous oublier comme ça ! Je crois qu’il a beaucoup aimé votre mère. Plus que la mienne sans doute et je suis certain qu’il tient à vous...

 — Ça m’est égal ! Moi je ne tiens pas à lui. A personne d’ailleurs sinon peut-être à ma sœur Lorna bien qu’elle soit égoïste. Si elle avait voulu m’aider, je n’aurais pas été obligé de partir. Mais, ajouta-t-il avec un petit rire affreusement triste, il paraît que je serai toujours encombrant pour quelqu’un.

 — Et vous voulez aller où ?

 — Chut !... Il faut nous taire à présent : on vient !

Dans le silence de la nuit, on percevait en effet l’écho de lourdes bottes de mer qui se rapprochaient...

 — Il y avait deux hommes derrière moi, souffla Adam. Ils s’étaient arrêtés au bout de la jetée...

 — Ils vous ont vu ?

 — Non. J’en suis certain...

Le bateau bougea sous le poids des arrivants et on put les entendre bien qu’ils assourdissent leurs voix :

 — T’es certain que c’est celle-là ? Je n’ai pas pu lire le nom...

 — Moi non plus mais c’est sûrement la Marie-Françoise. Elle est un peu plus grande que l’autre. Elle est plus rapide aussi et, enfin, Mariage a dit qu’on ne pouvait pas se tromper même de nuit parce qu’elle serait sûrement amarrée devant sa compagne. Il n’y a plus qu’à attendre les autres...

 — Ça fait déjà un moment qu’on les attend ! Tu es bien sûr du jour et de l’heure ?

 — Réfléchis un peu ! C’est la seule nuit où on peut s’emparer du bateau sans trop de crainte d’être dérangés parce que c’est la nuit des Morts. Tout le monde est en prière, à cette heure, surtout les marins : z’ont bien trop peur des revenants ! Et puis on n’a pas le choix : c’est demain matin que les deux bisquines mettent à la voile...

 — Bon. T’as sans doute raison mais alors qu’est-ce qu’il fait, le Rigaut ? La marée est bonne et faudrait plus trop tarder...

 — Il a dû t’entendre. Tiens, le voilà qui arrive et Urbain est avec lui...

Une autre voix, plus rude et plus autoritaire, résonna :

 — Vous n’avez rien de mieux à faire que vous croiser les bras ? Vous auriez dû commencer les manoeuvres : il est temps de partir.

 — On le sait qu’il est temps mais on n’allait pas mettre à la voile sans toi. Tu as ce qu’il faut ?

 — Qu’est-ce que tu crois qu’il y a dans ce tonnelet : de l’eau-de-vie ?... Pose-le là, Urbain. On le descendra plus tard...

 — Il n’est pas bien gros. Ça ne fait pas beaucoup de poudre...

 — Mais c’est bien suffisant pour renvoyer chez ses ancêtres ce polichinelle de Buonaparte qui commence à se prendre pour un roi... et créer suffisamment de désordre pour nous permettre une belle récolte.

Un même frisson parcourut l’échine des deux garçons tapis dans la cale. Ils n’avaient pas besoin de plus d’explications pour comprendre qu’ils couraient, cette fois, un véritable danger : non seulement ces hommes n’étaient ni le maître ni l’équipage du bateau mais c’étaient bel et bien des conspirateurs doublés de voleurs et même d’assassins.

 — Voilà qui règle tout ! émit Arthur. Vous auriez dû m’écouter ! A présent il est trop tard... A moins que...

 — Que quoi ?

 — Sortons d’ici le plus vite possible et jetons-nous à l’eau. Avec un peu de chance, nous bénéficierons de la surprise...

Adam eut une sorte de hoquet puis balbutia :

 — ... Pas possible !... ne pourrais jamais !

Contre lui, Arthur sentit soudain trembler son compagnon. L’obscurité dissimula son sourire méprisant.

 — Ma parole, vous avez peur ?

 — Oui, admit Adam sans fausse honte. Je ne sais pas nager... Et la mer m’a toujours terrifié...

Pendant un instant de silence, le fils de Marie apprécia cette information à sa juste valeur et ravala son dédain. Il fallait tout de même un sacré courage pour surmonter une telle frayeur et se jeter dans un bateau avec la volonté de partir à tout prix :

 — Je commence à croire que vous aviez vraiment envie de vous sauver ! souffla-t-il. Eh bien, il ne nous reste plus qu’à attendre la suite...

 — Fuyez, vous !

 — Pour quoi faire ? Je ne suis pas mal ici et je verrai bien où ça me mènera.

Le bruit d’une amarre que l’on rejetait retentit au-dessus de leur tête. On s’activait, sur la bisquine. Il y eut des claquements de pieds et des grincements de poulies pour établir les quatre voiles carrées et le foc triangulaire sur le beaupré qui prolongeait le bâtiment d’une bonne moitié de sa longueur. Le vent soufflait semble-t-il dans la direction convenable et le bateau parut faire un bond en avant. Quand il déborda la digue, les mouvements de la mer s’en emparèrent. Adam se sentit verdir et ne put retenir un gémissement : son estomac commençait à se révolter.