— Ça ne va pas ? chuchota son compagnon.
— J’ai... mal au cœur ! C’est pour ça aussi que je n’aime pas la mer...
— Seigneur !... Et vous êtes venu vous fourrer dans ce piège ? Vous ne pouviez pas prendre un cheval au lieu d’un bateau ?
— C’est que... je ne monte pas très bien... Oh !... Excusez-moi !
L’inévitable arrivait. L’enfant eut juste le temps de se jeter assez loin de son compagnon pour lui épargner des éclaboussures désagréables. Le malheureux avait l’impression de mourir, cependant qu’Arthur se demandait ce qu’il avait bien pu faire au Ciel pour être poursuivi par une telle suite de malédictions. En dépit des efforts qu’il s’imposait, les haut-le-cœur d’Adam résonnaient dans ses oreilles comme les trompettes du Jugement dernier. Si les autres ne l’entendaient pas...
Mais ils entendirent. Deux hommes armés d’une lanterne sourde s’introduisirent dans leur cachette. En un rien de temps, les deux garçons furent arrachés à leur obscurité et se retrouvèrent à l’air libre, aux mains de quatre hommes dont la vue tira un cri au malheureux Adam :
— Des nègres !
— Non, rectifia Arthur. Des Blancs barbouillés de suie...
Celui qui avait l’air d’être le chef interrogea :
— D’où sortez-vous tous les deux et qu’est-ce que vous faites dans ce bateau ?...
— Nous voulions aller au Havre sans avoir rien à payer, répondit Arthur en s’efforçant à une placidité qu’il était bien loin d’éprouver.
— Et pourquoi ?
— Nous avons de la famille là-bas alors qu’ici nous n’avons plus personne... mon frère et moi !
Le mot eut du mal à passer mais Arthur jugeait qu’il était plus vraisemblable : on ne choisit pas comme compagnon d’aventure une espèce de loque humaine...
— Vous vous appelez comment ?
— Dupont, répondit le gamin qui se souvenait avoir entendu quelqu’un dire à Astwell Park qu’en France la moitié des gens s’appelait comme ça. Pierre et Paul Dupont, précisa-t-il.
Sous le ciel il faisait nettement plus clair que dans l’étroite sentine d’où sortaient les deux garçons. Le vent balayait les nuages. Le feu de la tour de Gatteville se voyait nettement, fanal jaune allumé sur la mer. Plus estompé était celui de Saint-Vaast et plus encore celui des îles Saint-Marcouf. Au bout de la poigne d’un des bandits, Adam se soutenait à peine mais Arthur tenait à faire bonne figure, même s’il était presque aussi terrifié que lui. Sous son grand chapeau rond, l’homme eut un mauvais sourire qui fit briller un instant des dents d’une blancheur absolue.
— On ne s’appelle pas Dupont. Pas par ici tout au moins. Qui êtes-vous ? Tu parles comme un Anglais, toi !
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? exhala Arthur.
Il commençait à être las de ce combat stupide dans lequel il se trouvait engagé sans le vouloir. Et, peut-être à cause de cela, il commit une faute grave :
— C’est vrai, je suis à moitié anglais. Aussi vos affaires ne m’intéressent pas. Tout ce que je vous demande, c’est de nous débarquer dans un coin quelconque et de nous oublier...
— Nos affaires ? Qu’est-ce que tu en sais ?
Arthur n’eut pas le temps de répondre. L’homme qui tenait Adam venait de le fouiller et montrait, étalé sur sa main, le contenu de la petite bourse de soie verte :
— Regarde ! fit-il. C’est pas des miséreux, ces gamins. Il y aurait peut-être quelque chose à en tirer ? Une rançon par exemple...
Le chef émit un petit sifflement, tendit sa main gantée de noir et rafla les pièces d’or :
— Cela pourrait être intéressant en d’autres temps. Nous n’en avons pas à perdre !...
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? On les interroge ?
— Non ! Ils mentiront sûrement et, de toute façon, ils en savent déjà trop. Il faut s’en débarrasser...
L’un des forbans tira un pistolet de sa ceinture mais l’autre arrêta son geste :
— Le moins de bruit possible ! Balancez-les-moi par-dessus bord ! Il faudrait qu’ils soient de rudes nageurs pour atteindre la côte...
Comprenant ce qui les attendait. Arthur se débattit comme un diable pour échapper à ceux qui le maintenaient mais, en dépit de sa force et de son audace, il n’était jamais qu’un enfant de douze ans :
— Vous êtes de fiers misérables ! Mon frère ne sait pas nager...
— Intéressante information ! On en sera plus vite débarrassés. Allez, vous autres !
Au moment où on le précipitait, Arthur eut une réaction qui alla frapper Adam au fond de sa profonde misère stomacale. Il l’entendit crier :
— Je m’appelle Arthur Tremaine et un jour mon père vous fera payer votre crime...
Le gamin n’entendit rien de plus. La mer se refermait sur lui comme sur le cri furieux et désespéré de l’orphelin dont le dernier appel allait vers celui qu’il refusait si obstinément un moment auparavant. Sur le bateau, cependant, le nommé Urbain réagissait :
— Tremaine ? T’as entendu ? J’crois que tu viens d’faire une grosse bêtise, Rigaut. Ces gamins pouvaient nous rapporter une fortune !
— Ou douze balles dans la peau ! A présent, qu’on ne me parle plus de ces morveux ! Mais ceux qui veulent les rejoindre...
La bisquine, en s’éloignant, emporta la réponse du bandit.
Cependant le froid de l’eau ranimait Adam, lui rendant conscience de ce qui lui arrivait. Il sentit la panique l’envahir tandis qu’il se débattait maladroitement contre les vagues. Il coula, pensant qu’il allait descendre ainsi indéfiniment jusqu’au fond des abîmes. Pourtant il remonta, renvoyé par quelque chose de dur où s’était appuyé son pied. Ses yeux revirent le ciel. Il hurla :
— A moi !... Au secours !... Au sec...
L’eau entra dans sa bouche, l’étranglant à moitié. Sourd, presque aveugle, il coula de nouveau mais une obscure volonté de vivre guidait son instinct d’animal en péril. Sans trop savoir comment, il émergea derechef, crachant l’eau salée par le nez et la bouche. Une fois encore il s’entendit appeler à l’aide mais sa voix lui parut bizarrement lointaine. Il se sentit perdu et abandonna, laissant la mer le rouler tel un coquillage...
C’était comme si le flot cherchait à le broyer pour mieux le dévorer. Il pensa qu’il était en train de mourir et en éprouva une grande peine. C’était si bête de s’en aller ainsi, loin de tout ce qu’il aimait, à cause de la grande méchanceté d’un monde assez accueillant jusque-là ! Et qui s’acharnait : il y avait là, tout près, quelque chose d’hostile qui cherchait à l’étouffer et qu’il voulut repousser mais il reçut, soudain, un coup si violent qu’il s’enfonça dans les ténèbres de l’inconscience...
Lorsqu’il ouvrit péniblement les yeux, l’idée lui vint qu’il n’était peut-être pas vraiment mort. Il voyait le ciel couleur de poix étendu au-dessus de lui, il entendait la rumeur des vagues et il avait mal dans le dos. Surtout, il était trempé, gelé, avec la sensation pénible d’être couché sur des cailloux pointus. Enfin, comme si ça ne suffisait pas, une main énergique lui appliquait des claques.
Cherchant à écarter ce nouveau tourment, il éternua violemment. C’est alors qu’il entendit un énorme soupir :