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 — Allons ! fit la voix rogue d’Arthur, on dirait que tu n’en as pas encore fini avec les joies de l’existence...

Tout en parlant, il aidait son compagnon d’infortune à se redresser. Adam s’aperçut alors qu’ils se trouvaient tous deux sur un rocher à fleur d’eau dont la mer, qui commençait à descendre, venait de découvrir une petite surface.

 — Une chance que je l’aie heurté en nageant ! commenta Arthur. Sans lui, je ne crois pas que j’aurais réussi à nous tirer de là.

 — C’est toi qui m’a empêché de me noyer ?

 — Tu vois quelqu’un d’autre ? Désolé ! J’ai été obligé de te boxer. Tu te débattais et nous risquions de couler...

Machinalement, Adam tâta sa mâchoire douloureuse...

 — Qu’est-ce que c’est boxer ?

Arthur ferma son poing et l’approcha doucement de la figure d’Adam :

 — Tu frappes avec ça... C’est un cocher de mon beau-père qui m’a donné quelques leçons, en prenant bien soin de ne pas m’abîmer parce qu’on peut tuer quelqu’un avec ses mains nues. Il paraît que c’est une descendance du pugilat des Grecs mais ça fait fureur en Angleterre. On parie des fortunes sur les champions...

De ces explications, Adam ne retenait qu’une chose, l’origine grecque. En lui rappelant son goût pour l’Antiquité, elle lui faisait retrouver une envie de vivre encore plus aiguë...

 — Si on sort de là, il faudra que tu m’apprennes, murmura-t-il.

Cela fit rire Arthur...

 — Toi ? La boxe ?... Ça pourrait être drôle...

Tous deux, à présent, employaient le tutoiement avec naturel. Le danger partagé venait d’effacer l’antagonisme à fleur de peau, sans véritable épaisseur au fond, qui les dressait naguère l’un contre l’autre. Ils avaient failli mourir ensemble et ils n’étaient même pas encore certains de vivre beaucoup plus longtemps.

 — Sais-tu où nous sommes ? reprit Arthur. On dirait que nous sommes plus près de Saint-Vaast.

Adam examina les alentours. Le phare de Gatteville, à main droite, semblait en effet nettement plus éloigné. Par contre les feux de La Hougue et de Tatihou étaient plus proches. Ce qui ne les empêchait pas d’être encore à une distance terrifiante.

 — Tu sais, la mer et moi ! soupira Adam. Je ne connais pas le nom des rochers, surtout ceux que la marée recouvre. Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’on nous aperçoive quand le jour viendra.

 — Il le faut ! affirma Arthur avec une volonté désespérée. Les gens de Barfleur vont bien constater la disparition d’un de leurs bateaux ! S’ils se lancent à sa poursuite, ils nous verront !

 — Sauf s’il y a du brouillard et, en cette saison, il y en a souvent au matin. D’autant que le vent et la mer se sont calmés...

Il bredouilla les derniers mots parce que ses dents claquaient. Le froid de la nuit s’insinuait dans son corps à travers ses vêtements trempés. Arthur, alors, s’approcha de lui et mit un bras autour de ses épaules.

 — On va essayer de se tenir un peu chaud ! dit-il seulement, mais Adam s’en trouva mieux sans bien savoir pourquoi. C’était sans doute lui l’aîné — de quelques mois ! — pourtant, le rôle du grand frère, c’était le nouveau venu qui l’assumait tout naturellement. Peut-être parce qu’il était plus développé, plus vigoureux...

 — Et si on ne nous trouve pas, que ferons-nous quand le flot va remonter ? émit Adam qui sentit aussitôt le bras de l’autre se resserrer.

 — Je ne sais pas... On verra bien !

Quelle réponse donner à pareille question ? Arthur finissait par le trouver touchant, ce gamin dont il n’arrivait pas à croire qu’il était plus vieux que lui tant il était encore proche du bambin qu’il avait dû être... Comment lui dire que si l’on ne venait pas à leur secours avant que l’eau ne recouvre leur asile, il n’y aurait plus de salut possible parce que, lui, Arthur, n’aurait pas la force de le ramener à la nage ni d’ailleurs de se sauver lui-même ?...

Oh, il tenterait l’impossible bien sûr, mais, même indemne, ce serait une entreprise sans espoir. Or, il portait au côté une blessure qui le brûlait, l’affaiblissait, mais dont il ne voulait pas parler.

Les heures passèrent. Le jour se leva, traînant les écharpes de brume évoquées par Adam. Les deux garçons étaient transis. Ils avaient faim, soif surtout, et c’est une chose horrible de souffrir de la soif au milieu d’une immensité d’eau. Leurs forces déclinaient, surtout celles d’Arthur qui sentait monter la fièvre. L’espérance déclina de même quand la marée entreprit sa remontée...

Ce fut pourtant leur chance. En refluant, la mer emporta les nappes de brouillard et le rocher devint visible. Jean Calas, l’un des patrons pêcheurs de Saint-Vaast, qui avait décidé de profiter de l’éclaircie pour aller relever des casiers à homards, aperçut l’excroissance inhabituelle que les deux enfants formaient sur leur rocher et fit prendre les rames pour aller voir de plus près. C’était un bon marin. Ses yeux habitués depuis belle lurette à fouiller les nuages, l’horizon et les couleurs changeantes de la mer devinèrent vite de quoi il s’agissait :

 — On dirait bien qu’ce sont deux gamins, les gars ! Et m’est avis qu’ça pourrait bien être ceux d’Tremaine !

Un moment plus tard, les garçons étaient étendus au fond du lougre, sur des filets de pêche où des mains vigoureuses s’efforçaient de les réchauffer. Ils étaient trop épuisés pour répondre aux questions. Pourtant, tandis qu’on le frictionnait, Arthur émit un gémissement de douleur et un des pêcheurs aperçut du sang sur ses doigts...

 — Celui-là est blessé, dit-il en tournant le corps inerte.

André, le fils du patron, se pencha sur l’enfant sans connaissance :

 — Pauvre gosse ! murmura-t-il apitoyé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire là tous les deux ? Celui-là a dû perdre pas mal de sang et ça saigne encore ! Faudrait l’emmener au docteur Annebrun.

 — Trop loin ! dit son père. On va les porter au plus près : chez Anne-Marie Lehoussois. Elle saura donner les premiers soins et, pendant ce temps-là, j’irai chercher le médecin. Toi, fils, tu monteras aux Treize Vents ! Même s’ils sont pas en bien bon état, il va être rudement soulagé qu’on les ait retrouvés, le Guillaume !

Pendant que leurs compagnons reprenaient les longues rames — presque des rames de galère — qui leur permettraient de remonter le vent et de rentrer plus vite, père et fils tentaient de ranimer les jeunes naufragés. Sans grands résultats ! Tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’ils vivaient encore mais parvenus sans doute à un extrême degré d’épuisement. André avait déshabillé Arthur pour panser sommairement la longue déchirure qu’il avait au côté. Il le regardait attentivement et baissa la voix pour dire à son père :

 — Tu as vu à qui il ressemble celui-là ? Ça doit être le bâtard ?

 — Un bon conseil : dis jamais ça quand les oreilles de Guillaume sont à portée ! Je connais l’histoire et on peut pas lui reprocher grand-chose au Tremaine, si j’en crois les bruits qui ont couru il y a une dizaine d’années. On doit seulement penser que c’est son fils, voilà tout ! Et vaudra mieux passer le mot !

Le jeune homme approuva d’un hochement de tête, enveloppa le blessé de sa vareuse puis s’attela lui aussi à une rame. Le lougre volait sur l’eau comme si le diable le poursuivait...

Pendant un long moment, le père Calas, assis à son gouvernail, considéra les deux enfants étendus à ses pieds. Le petit Adam, il ne le connaissait pas trop bien. On le voyait rarement à Saint-Vaast. Quand il n’était pas dans ses livres aux Treize Vents, il était dans ceux d’Escarbosville ou bien courait la campagne en compagnie du jeune Rondelaire et d’un abbé entre deux âges toujours vêtu d’une soutane verdie et effrangée. Celui qui l’intéressait, c’était l’autre parce qu’il lui rappelait ce soir, vieux de plus de quarante ans à présent, où, tout jeune pêcheur travaillant alors avec son père, il s’était attardé à l’auberge du port. Mlle Lehoussois était entrée, réclamant des bras solides pour porter chez elle une femme qu’elle venait de recueillir sans connaissance dans la rue :