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 — C’est Mathilde, ma cousine, la fille du vieux Hamel, le saulnier, qui nous revient du bout du monde et elle a besoin d’aide..., avait-elle déclaré.

Avec deux ou trois autres, il s’était hâté de suivre la sage-femme. Ils avaient transporté la malade dans la petite maison d’Anne-Marie et il y avait là un gamin de neuf ou dix ans dont le visage désespéré l’avait frappé : il avait une figure étroite et déjà burinée mais surtout des yeux de fauve, pleins de méfiance et d’un chagrin sauvage, qu’il n’avait jamais réussi à oublier pendant toutes les années où on l’avait cru mort. Et puis, le gamin était devenu un homme et cet homme son ami à lui, Calas, mais ça faisait tout de même une curieuse impression de retrouver là, au fond de sa barque, la copie fidèle de l’enfant d’autrefois !

Que ce soit un bâtard ne changeait rien à la chose : c’était Guillaume tout craché ce garçon ! Il lui ressemblait bien plus que l’autre petit, celui qu’il avait eu de cette bizarre demoiselle de Nerville dont on disait parfois que son père avait été une créature du Diable avant de trouver sa malédiction dans les sables de la baie, damné à la face du Ciel ! Et voilà qu’on venait de les tirer tous deux de cette même baie ! Il y avait là un signe et le brave homme pensait qu’il devrait suffire à faire taire les langues qui marchaient ferme depuis qu’on avait vu Tremaine descendre de l’Élisabeth la main appuyée sur l’épaule de ce garçon venu on ne savait d’où et qu’il paraissait décidé à imposer aux gens d’ici que ça leur plaise ou non.

Une chose était certaine : le mioche avait autant de courage que son père et, s’il fallait user de la salive pour boucler le bec aux commères et des poings contre les mauvais propos des hommes, il s’en chargerait volontiers et sans tarder ! Ce soir, il irait voir Louis Quentin, le fournier et quelques autres. Fallait pas que Tremaine ait à souffrir des cancans à cause de cet enfant naturel. Côté femmes, on pouvait faire confiance à la vieille Anne-Marie : celle qui lui imposerait son point de vue sur une question touchant le maître des Treize Vents n’était pas encore née...

Lui et ses hommes firent si bien qu’il fallut moins d’une demi-heure pour toucher le port de Saint-Vaast.

A quatre-vingt-trois ans, Mlle Lehoussois demeurait fidèle à elle-même. Pas une once de graisse superflue sur sa grande carcasse dont on avait peine à croire que l’échine, toujours aussi droite, s’était courbée durant tant d’années sur le ventre des femmes en mal d’enfant. Évidemment, la longue bouche aux lèvres minces qui s’ouvrait sous le grand nez bourbonien renfermait un peu moins de dents qu’autrefois, mais son sourire, lorsque Anne-Marie voulait bien s’en donner la peine, demeurait aussi chaud et aussi attirant que par le passé. En outre, l’âge ne faisait que confirmer une majesté naturelle qui se teintait parfois d’une grâce inattendue. On disait même, bien qu’elle n’eût jamais été belle, qu’elle ressemblait un peu à présent à ces gravures, représentant la reine Marie-Antoinette dans sa prison, que libraires et colporteurs avaient disséminées dans toute la Normandie. Ce qui la flattait secrètement. Aussi portait-elle volontiers un fichu de batiste blanche croisé sur sa simple robe noire.

Après l’épreuve cruelle subie pendant la Terreur aux mains de la bande d’Adrien Hamel, elle était restée presque une année aux Treize Vents, cachée à la vue de tous18. Mais quand la Nature lui eut fait repousser ses cheveux — plus beaux et plus épais d’ailleurs que par le passé, ils étaient d’un blanc argenté qui adoucissaient beaucoup son visage — , elle voulut rentrer chez elle, dans sa jolie maison de Saint-Vaast bordée d’une haie de tamarins et fleurie, au tout petit printemps, de camélias et de primevères. Guillaume aurait aimé la garder encore. Par pur égoïsme : il savait qu’elle n’avait plus rien à craindre et qu’au contraire tous les gens de bien lui portaient encore plus de respect et d’amitié que par le passé. Tout ce qu’il obtint fut de la reconduire lui-même, en grande pompe, dans sa plus belle voiture attelée de ses plus fringants carrossiers avec Prosper Daguet en grande tenue sur le siège du cocher. Elle fut accueillie avec des fleurs et des acclamations. Il y eut même un grand dîner chez les Baude, ses voisins du bout de la rue des Paumiers.

Depuis, elle avait repris ses habitudes et quelque activité. Naturellement, on avait ramené aussi son âne Sainfoin et sa petite voiture qui lui évitaient bien des fatigues. Cependant, le docteur Annebrun, qui l’aimait beaucoup, gardait un œil sur elle et ne perdait pas une occasion de s’arrêter sous le manteau de sa cheminée pour bavarder avec elle en buvant un peu de la vieille eau-de-vie de pomme réservée aux plus chers amis.

Revenant du cimetière en ce jour des Morts, elle ne s’attendait certes pas à découvrir devant sa maison un grand concours de gens parlant tous à la fois et gesticulant autour des Calas et de leurs compagnons transportant, comme s’il s’agissait de reliques à la Fête-Dieu, deux gamins inertes qui semblaient n’avoir plus que le souffle. Elle ne vit pas tout de suite Arthur mais reconnut Adam avec un cri de joie :

 — Vous l’avez retrouvé ! Sainte Vierge bénie ! Quel bonheur !...

 — On les a retrouvés ! rectifia Jean Calas. Je ne sais pas encore comment ça se fait, mais ils étaient ensemble sur l’une des Pierres-Plates. Il était même temps qu’on arrive, la mer allait les recouvrir... Me dites pas que vous ne le connaissez pas aussi celui-là ? ajouta-t-il en abaissant la couverture remontée jusqu’aux oreilles d’Arthur.

La vieille demoiselle se signa précipitamment puis, d’un doigt qui tremblait un peu, repoussa du front les cheveux collés par l’eau :

 — Mon Dieu ! murmura-t-elle avec une grande émotion. Est-il possible que, quelquefois, le temps revienne ? Je ne l’avais pas encore vu mais je l’aurais reconnu au milieu d’une foule !...

Le contact de sa main parut opérer un miracle. Arthur ouvrit les yeux et elle comprit qu’il n’était pas tout à fait l’enfant d’autrefois. Ces prunelles-là, elle les connaissait aussi pourtant pour les avoir admirées bien des années auparavant dans le plus joli visage de femme qu’elle eût jamais vu...

 — Qui êtes-vous ? demanda le jeune garçon.

 — Une amie, ne t’en fais pas, petit !... Je vais te soigner... Entrez-les chez moi, vous autres !

Une fois qu’on les eut installés, côte à côte, dans le grand lit abrité sous des rideaux d’indienne à personnages, il fut vite évident qu’Adam souffrait seulement de faim et de fatigue et que l’état de son demi-frère était plus sérieux. Bien qu’il eût retrouvé un instant de conscience claire, Arthur avait une forte fièvre qui croissait d’instant en instant. Inquiète alors, Mlle Lehoussois tira, d’auprès du malade, Adam qui dormait comme une souche après avoir absorbé deux grands bols de pain trempé dans du lait chaud additionné de miel et le déposa dans le lit pliant qui lui servait autrefois quand il lui arrivait de soigner quelqu’un chez elle. Il ne s’aperçut même pas du changement. Puis elle s’assit au chevet d’Arthur dont elle prit la main brûlante en se demandant pendant combien de temps il faudrait attendre le médecin. Les sauveteurs étaient partis qui à sa recherche qui à celle de Tremaine. Mais Dieu qu’ils tardaient !