Pourtant, si ces minutes de solitude en compagnie d’un enfant peut-être gravement malade furent pour elle lourdes d’angoisse, elle ne les regretta pas au contraire. Arthur se mit à battre la campagne et son délire était singulièrement évocateur. Émouvant aussi pour cette vieille femme habituée depuis longtemps aux replis cachés des souffrances humaines. Sans le savoir, Arthur lui livra les clefs de la sienne, de cette révolte hargneuse qui cachait un profond besoin d’amour doublé d’une sombre jalousie. Marie-Douce aimait son fils, indéniablement, mais c’était encore Guillaume qu’elle adorait à travers lui. Sans doute lui en parlait-elle trop, avec trop de chaleur et d’admiration, proposant sans cesse à ce garçon qui, lui, n’aimait qu’elle un modèle qu’il avait fini par détester sans l’avoir jamais vu...
Aussi, quand Tremaine entra chez elle en coup de vent quelques instants seulement après le docteur Annebrun, lui déclara-t-elle tout net qu’elle entendait garder Arthur afin qu’il reçût de sa main les soins dont il allait avoir besoin.
Tout de suite, il protesta :
— Jamais de la vie ! Je refuse que vous vous imposiez une telle fatigue. Je sais combien vous êtes bonne, ma chère Anne-Marie, mais vous devez aussi préserver votre santé et...
— Cesse de tourner autour du pot et dis-moi tout de suite que je suis trop vieille ! En tout cas, vieille ou pas, je maintiens ce que j’ai dit : je veux soigner cet enfant moi-même !
— Ça, je ne demande pas mieux, à condition que la charge ne soit pas pour vous seule. La voiture est à la porte et nous allons ramener les deux garçons à la maison ! Vous venez avec nous !
Le docteur, alors occupé à panser convenablement la blessure d’Arthur, jugea qu’il était temps pour lui de se mêler au débat :
— Désolé, Guillaume, mais je préfère qu’on ne le bouge pas ! Il a beaucoup trop de fièvre pour risquer le moindre courant d’air. En outre, il a perdu pas mal de sang. Par contre tu peux emmener Adam ! Lui n’a besoin que de repos et de la bonne cuisine de Mme Bellec...
— Il a aussi besoin de tendresse, intervint la vieille demoiselle. Il ne faut pas oublier qu’il est parti le premier et à cause de celui-ci ! Il va lui sembler bon de t’avoir à lui tout seul pendant quelques jours. Tu auras tout le temps de faire entrer dans sa tête qu’un cœur de père s’agrandit de lui-même lorsque arrive un autre enfant et que ceux qu’il a déjà n’y perdent rien...
— Et lui ? s’écria Guillaume en désignant le petit malade, lui qui vient de perdre sa mère, que croyez-vous qu’il pensera si je vous l’abandonne ?
— Parce que tu considères que c’est un abandon de me le confier ? Si je ne savais pas à quel point tu as eu peur, je te jetterais dehors. Tu n’oublies qu’une chose : celui-là aussi s’est enfui de chez toi. Il y a beaucoup à lui expliquer et je ne crois pas que tu en sois capable...
— Encore faudrait-il qu’il puisse les entendre, ces explications, coupa le médecin. On doit d’abord le tirer de là. Alors tu emportes ton gamin, Tremaine et tu nous laisses !... Sois tranquille, Anne-Marie aura de l’aide : j’y veillerai !
Il fallut bien que Guillaume se contentât de cette assurance. Pourtant, en installant son fils dans la voiture, il ne pouvait se défendre d’un regret : c’était dur de laisser Arthur et, plus encore peut-être, de constater qu’on ne le croyait pas capable de résoudre le malentendu qui les séparait. Sans donner vraiment tort à ses amis, d’ailleurs : affolé par la fuite d’Adam, il s’était désintéressé de l’orphelin que Marie lui avait confié sans comprendre que cette fuite était pour l’enfant la pire des injures. Cela il ne parvenait pas à se le pardonner.
Ce fut pire encore lorsque, revenu aux Treize Vents, il fallut raconter à Élisabeth ce qui venait de se passer. Celle-ci prit tout juste le temps de l’écouter :
— Dites à Daguet de ne pas dételer ! J’ai besoin de quelques minutes pour me préparer puis il m’emmènera chez Mlle Anne-Marie. Vous avez raison de penser qu’elle aura besoin d’aide...
— Tu veux aller là-bas ? Mais pour quoi faire ?
— Je viens de vous le dire ! Pour aider. Mais surtout pour qu’Arthur ait auprès de lui un membre de sa famille lorsqu’il reprendra connaissance. Comprenez-donc, Papa chéri ! Il ne faut plus jamais qu’il ait envie de repartir.
Il la retint par le bras au moment où elle allait s’élancer vers l’escalier :
— On dirait que tu tiens à lui ? fit-il avec une pointe de jalousie dont il n’eut même pas conscience mais qu’il oublia vite quand elle leva sur lui ses grands yeux clairs tout pleins dune joyeuse lumière :
— Oui. Et vous aussi vous y tenez ! Et c’est très bien qu’il en soit ainsi parce qu’Arthur — qu’il le veuille ou non ! — appartient désormais aux Treize Vents. Il est des nôtres et plus tôt il en sera persuadé, mieux ce sera pour tout le monde !
Dire que Mlle Lehoussois fut enchantée de voir Élisabeth débarquer chez elle une heure plus tard avec un véritable déménagement — la jeune fille apportait même un lit de camp — et assez de victuailles pour soutenir un siège serait exagéré, mais l’infirmière bénévole apportait avec elle son irrésistible vitalité et aussi cette tendresse spontanée dont le blessé avait tellement besoin. La vieille sage-femme frémit tout de même quand Élisabeth lança avec passion en réponse à une question :
— Comment ne l’aimerais-je pas ? Il ressemble tellement à Papa !
— Si tu es venue pour lui dire ça, il vaut mieux que tu repartes tout de suite et que tu évites de lui adresser la parole à l’avenir.
— Mais... pourquoi ? Est-ce que cela le contrarie ?
— C’est peu dire ! Comprends-moi bien, Élisabeth ! Pendant des années sa mère a regardé pousser auprès d’elle une copie chaque jour un peu plus fidèle de ton père et elle n’a cessé d’en accabler ce pauvre gamin sans se rendre compte qu’il souhaitait de plus en plus exister par lui-même. Alors, cessez tous de vous extasier sur une ressemblance qui l’exaspère !... Ou alors apprêtez-vous à de nouvelles aventures !
Élisabeth garda le silence un moment, pesant avec soin chacune des paroles de cette vieille amie qui leur tenait lieu de grand-mère à Adam et à elle et dont mieux que personne elle connaissait la sagesse. Finalement, elle ôta la grande mante noire qu’elle portait souvent comme toutes les femmes du pays et apparut avec un tablier blanc craquant d’amidon noué sur sa robe. Puis alla embrasser Mlle Anne-Marie :
— Eh bien, soupira-t-elle, il était grand temps que quelqu’un soit assez intelligent dans la famille pour s’en apercevoir ! Nous allions peut-être à une catastrophe !... A présent, dites-moi ce que je peux faire de mieux pour vous aider à le guérir... et lui apprendre à nous aimer.
Deuxième partie
VISITE OU CONQUÊTE ?
CHAPITRE VI
JOYEUX NOËL !
La famille Tremaine augmentée de François Niel pénétra dans l’église de Saint-Vaast-la-Hougue au son des cloches pour la grand-messe du jour. C’était un événement : d’ordinaire, en effet, ceux des Treize Vents entendaient les offices à la Pernelle. Aussi les gens déjà installés sur les bancs se retournèrent-ils pour les voir. Il y eut des raclements de pieds, des bruissements de jupes et l’épouse de Me Lebaron, notaire, faillit se démancher le cou pour élargir son champ de vision au-delà du flot de panne violette et de plumes noires arrimé à son chapeau qui lui donnait assez l’air d’un cheval de corbillard.