— Eh bien ! On peut dire que c’est un vrai miracle !
Une même impulsion les jeta dans les bras l’un de l’autre sous l’œil surpris et vaguement scandalisé du pasteur qui, du coup, se tassa un peu plus contre son voisin sans que les deux autres s’en soucient. En retrouvant l’ami de son enfance, le joyeux compagnon de tant de belles virées dans les rues de la Basse-Ville, dans le port et la fabuleuse campagne au cœur de laquelle la rivière Saint-Charles rejoint le maître-fleuve, le royal Saint-Laurent, Tremaine avait la sensation de serrer sur son cœur tout le cher, le vieux pays qu’il croyait à jamais perdu. C’était prodigieusement exaltant mais aussi d’une infinie douceur au point qu’il sentit les yeux lui piquer comme s’il allait se mettre à pleurer. Sa consolation fut de constater que François, lui, pleurait sans retenue :
— Tu ne peux pas savoir ce que j’ai été heureux, tout à l’heure, en te reconnaissant, murmura celui-ci, étouffant le reste de son émotion dans un vaste mouchoir à carreaux.
— Oh, je juge très bien par moi-même ! fit Guillaume en riant.
Ils avaient le même âge, à quelques mois près, et leur amitié s’était nouée jadis le jour où tous deux avaient effectué une entrée simultanée au collège des Jésuites de la Haute-Ville avec un enthousiasme équivalent : ni l’un ni l’autre ne se sentaient de dispositions pour les études. Singulièrement pour le latin, que Guillaume détestait, lui préférant les mathématiques et surtout les sciences naturelles ; mais le docteur Tremaine souhaitait voir son fils lui succéder un jour et, si l’on voulait exercer la médecine, le latin était incontournable. François Niel ne l’aimait pas davantage et réservait toute sa ferveur aux mathématiques, pour lesquelles il éprouvait une sorte de penchant. Mais ce que les deux gamins préféraient à tout, c’était se mêler à la vie du port, courir ses ruelles et ses boutiques où il y avait toujours quelque chose à glaner, assister au chargement et surtout au déchargement des navires ventrus, bourrés de marchandises et de passagers, auréolés par leur traversée du grand océan et par les senteurs de la mère patrie, la vieille terre de France dont on disait tant de merveilles. Ils aimaient aussi se hisser sur un arbre pour contempler, avec les yeux de l’amour, l’immense estuaire, les îles et le majestueux paysage doucement vallonné qui l’encadrait. Tous deux rêvaient de naviguer, s’intéressant aussi bien aux vaisseaux de haut bord qu’aux brigantins de commerce, aux simples barques de pêche ou même aux canots indiens que l’on voyait paraître au printemps chargés de fourrures malodorantes... Fascinés au point de faire l’école buissonnière plus souvent qu’à leur tour, ils savaient en assumer les conséquences lorsqu’ils regagnaient enfin le collège, offrant leurs derrières au martinet du censeur avec une philosophie quasi bouddhique : le jeu, selon eux, en valait largement la chandelle...
Sachant lire et écrire, François se fût contenté d’entrer tout simplement en apprentissage chez son père, mais il était fils unique et Simon Niel tenait à ce que son héritier fît les études qui lui permettraient de s’élever dans la hiérarchie sociale et d’atteindre au titre de négociant voire à des responsabilités municipales. Les Anglais, en assiégeant Québec, vinrent bouleverser ces beaux projets : lorsque leur bombardement eut détruit la maison et l’entrepôt de Niel avec la majeure partie de la Basse-Ville, celui-ci décida de rejoindre son frère qui tenait, au-delà de Montréal, un vaste magasin de fourrures et de marchandises de traite : il pensait ainsi sauver, en même temps que sa famille, une fortune déjà coquette. De toute façon François n’avait plus grand-chose à espérer du collège des Jésuites, plus qu’à moitié détruit lui aussi.
La séparation fut pénible aux deux garçons : le docteur Tremaine devait ses soins à ses malades et aux blessés ; il ne pouvait donc être question pour lui d’abandonner la ville assiégée où sa maison de la rue Saint-Louis était toujours intacte, ainsi d’ailleurs que sa demeure campagnarde des Treize Vents, à Sillery. Cependant, ils l’acceptèrent courageusement en pensant que, la guerre finie, ils se retrouveraient. Aucun d’eux n’imaginait que plusieurs dizaines d’années s’écouleraient avant que le hasard les remît face à face...
Le plus étonnant était peut-être cette joie enfantine qu’ils éprouvaient de la rencontre, alors qu’ils étaient tous deux des hommes mûrs. Comme si chacun avait enfoui la belle amitié de jadis dans un coin secret de son cœur, bien protégée des effluves vénéneux de l’existence et de son fracas souvent meurtrier par l’épaisse couche de mousse, de branchettes et de feuillages dont se servent les petits animaux de la forêt pour préserver leurs nourritures d’hiver. Ce qui les unissait autrefois n’avait rien perdu de sa fraîcheur.
Pourtant la première remarque de Guillaume aurait pu tout faire basculer :
— Puisque je te retrouve à Londres, cela veut-il dire que tu es anglais à présent ?
La note d’amertume n’échappa pas à François Niel mais sa réponse, pour être ferme, n’en fut pas moins sereine :
— Nous autres, gens de Québec, nous ne serons jamais anglais ! Depuis que la Nouvelle-France a cessé d’exister, nous avons lutté sans désemparer pour conserver au moins notre identité, notre langue, notre religion, et je crois que nous continuerons jusqu’à ce que nous réussissions à faire de notre pays un État indépendant...
— Vous n’y parviendrez jamais ! Ce que l’Angleterre tient, elle ne le lâche plus... Et pour l’obtenir, elle emploie tous les moyens.
— Tu n’as jamais oublié ton frère, n’est-ce pas ? La blessure est toujours vive après tant d’années ?
— Oublier le traître de l’anse au Foulon, celui que les Anglais ont fait sir Richard Tremayne, jamais3 ! Qu’il soit mort ne change rien à la chose. Je le maudirai jusque dans l’Éternité, lui et ceux qu’il a choisi de servir.
— On ne peut pas dire qu’il ait laissé chez nous un bon souvenir, concéda François. Par contre, celui de ton père est resté vivace. On se rappelle encore sa générosité, ses bienfaits. On l’a mis au rang des héros des derniers combats : comme le Dieppois Vauquelin par exemple qui, au printemps de 1760, quand reparurent les vaisseaux britanniques et qu’il fut certain qu’aucun secours ne viendrait plus de France, livra à la flotte entière et avec son seul navire le combat le plus désespéré et le plus rageur que l’on vit jamais dans les eaux américaines. Il y a aussi ton ancien ami Bougainville...
— Il est toujours mon ami.
— On dirait que tu vas avoir plein de choses à me raconter ! Eh bien Bougainville a lutté à pied le long de la rivière Richelieu pour empêcher la jonction des forces de Haldimand et de Murray. Et puis il y a eu surtout le chevalier de Lévis qui affronta trente mille hommes avec seulement deux mille soldats. Plus noble et plus vaillant que lui, ça n’existe pas ! Je l’ai vu, le jour où il a dû se rendre à Amherst, après avoir brûlé ses drapeaux. Il est venu avec sa poignée de rescapés devant l’Anglais qui prétendait leur refuser les honneurs de la guerre. Il a tiré son épée du fourreau, l’a brisée sur son genou et en a jeté les morceaux à la figure d’Amherst. C’était si grand, si beau que les soldats anglais eux-mêmes l’ont acclamé. Si tu avais entendu ce « Hurrah » ! Il faut dire d’ailleurs qu’ils n’ont pas été si mauvais bougres, les Britishs !...
— Pourquoi ? Parce qu’ils ne vous ont pas exterminés jusqu’au dernier ou déportés comme les Acadiens en 55 ?
— Ce n’est peut-être pas l’envie qui leur manquait, seulement ils ne pouvaient plus s’offrir ce luxe-là. Le gouverneur Vaudreuil avait négocié des garanties pour nous. Notre chance — pardon pour le mot ! — a été que les gouverneurs anglais ne fussent pas des abrutis complets. James Murray d’abord mais surtout Carleton, devenu depuis lord Dorchester, ont compris que nous asservir ne serait pas une bonne solution. Et nous avons fini par obtenir, en 74, l’Acte de Québec que nous appelons à présent la Charte...