— Bien sûr que je le veux ! C’est dit : on sera de vrais frères !
Élisabeth pensait qu’ils auraient dû s’embrasser mais ni l’un ni l’autre n’y tenait, considérant les embrassades comme manifestations par trop féminines pour des coureurs d’aventures de leur trempe et l’on s’en tint là. Désormais l’on avait tout le temps pour apprendre à vivre ensemble.
Il y eut d’autres visites bien entendu, mais uniquement des amis : les hommes du Saint-Pierre, le lougre des Calas, le vieux Louis Quentin, le fournier, et sa famille, les Baude, les Gosselin et aussi Potentin et Clémence qui apparaissaient à chaque marché, sans compter bien entendu, celles, fréquentes, du docteur Annebrun. Jamais la petite maison de la rue des Paumiers n’avait connu pareille affluence mais, bien loin d’en être contrariée, Mlle Anne-Marie s’en réjouissait et en prenait sa bonne part. Comme Jean Calas, elle en venait à penser que tout peut-être recommençait.
Seul Guillaume se fit attendre. Par sagesse d’abord. Au lendemain du sauvetage et alors qu’Arthur était encore inconscient, il descendit et eut avec Mlle Lehoussois une longue conversation au cours de laquelle celle-ci lui apprit ce que la fièvre lui avait fait surprendre.
— Quand il ira mieux — parce qu’il ira mieux : il est fait de bon bois ! — , il sera préférable que tu ne te précipites pas tout de suite.
— Ne va-t-il pas s’en offenser ?
— Non. Tu sais que tu peux compter sur moi et sur ta fille pour lui remettre les idées en place. Il doit comprendre qu’il n’est pas toi et que tu n’es pas lui... Nous allons le préparer à t’entendre.
— Que devrai-je lui dire selon vous ?
— La vérité sur sa mère et toi. Je le crois assez mûr pour l’apprendre. Et puis tu laisseras parler ton coeur : il n’y a pas de meilleur avocat...
Cependant, afin de ménager la susceptibilité à vif de l’enfant, on décida de lui dire qu’une fois rassuré sur son sort son père avait dû se rendre à Granville pour une affaire importante.
Vint tout de même le jour où fils et père se trouvèrent face à face, seuls au coin de la cheminée : Anne-Marie avait emmené Élisabeth au marché.
— Il est plus dur que je ne pensais ! souffla-t-elle à l’oreille de Guillaume en franchissant le seuil de sa maison, mais tu as peut-être une chance...
De fait, il y avait encore de l’hostilité dans le regard que le jeune garçon leva sur Tremaine. Celui-ci, qui s’était bien gardé de le toucher ou même de lui tendre la main, eut un sourire un peu triste, puis, tirant une chaise à lui, il la retourna et l’enfourcha dans l’attitude familière aux vieux conteurs de la veillée :
— Je suis venu, lui dit-il, te raconter une histoire : celle d’une petite fille et d’un petit garçon...
— Je la connais. Ma mère me l’a rabâchée plus de cent fois.
— Elle n’a pas pu tout te dire. De même que je ne saurais tout de dire sur ces années où nous avons été séparés. Es-tu prêt à l’entendre ?
— Pourquoi pas ?
Guillaume parla longtemps, s’interrompant seulement de temps à autre pour tisonner le feu ou remettre une bûche dans la cheminée. A ce garçon de douze ans, il dévoila ce qu’avait été sa vie depuis sa rencontre avec Marie dans le tas de neige au bas de la rue Saint-Louis à Québec jusqu’à ce jour affreux où il avait fallu lui dire adieu dans un petit salon du château de Malmaison à Rueil. Sans, bien sûr, mentionner les infidélités de son épouse : il fallait que celui-là, comme ses autres enfants, eût d’Agnès Tremaine une noble image. Et pas une seule fois pendant tout ce temps Arthur n’ouvrit la bouche...
Lorsque ce fut fini, Guillaume quitta son siège.
— J’ai encore à dire ceci : pourquoi, ayant aimé ta mère comme je l’ai aimée... comme je l’aime encore, ne t’aimerais-je pas toi qui es né de cet amour-là ? Il m’a été impossible de veiller sur toi : je l’ai toujours regretté. A présent, je ne veux plus lutter et j’ai décidé de te laisser libre de ton choix...
— Ai-je donc un choix ?
— Oui et, en te l’offrant, je ne pense pas aller à l’encontre des dernières volontés de Marie. Si tu acceptes d’être mon fils, tu le seras pleinement ; avec tout ce que cela comportera de ma part de tendresse, de protection, mais aussi de sévérité le cas échéant. Je ne te demande pas de m’aimer. Tu ne serais pas le premier fils à détester son père mais tu devras jouer le jeu loyalement et agir en conséquence...
— Et si je refuse, me renverrez-vous en Angleterre ?
— Non parce que ta mère, persuadée que tu y serais en perpétuel danger, ne le voulait à aucun prix, mais M. François Niel, que tu as entrevu lors de notre passage à Londres, doit venir comme tu le sais passer ici les fêtes de Noël. C’est le meilleur homme de la Terre et il n’a pas de fils : tu pourrais aller vivre avec lui au Canada, notre pays d’origine à tous. Je sais que François ferait tout pour que tu t’y trouves bien. Ce qui n’enlèverait rien au fait que tu es un Tremaine. Tu garderais les mêmes droits à mon héritage qu’Élisabeth et Adam...
Pendant quelques instants on n’entendit dans la pièce que le battement du balancier en cuivre de la grosse horloge, lent et grave comme celui d’un cœur vigoureux. Puis Arthur murmura :
— Dois-je répondre tout de suite ?
— Non. Tu peux réfléchir. Mais pas au-delà du jour où François Niel arrivera chez nous. Un dernier mot avant que je parte : n’oublie pas tout de même qu’en nous quittant tu laisserais ici bien des regrets... et peut-être du chagrin !
Raflant sa canne et son chapeau, Guillaume sortit très vite afin de cacher l’émotion qui lui venait avec l’envie de prendre dans ses bras ce gamin à la tête dure qui le regardait avec les yeux de Marie-Douce mais auquel il accordait le pouvoir de lui imposer le supplice de l’incertitude. Dieu sait pendant combien de temps !
Il ne l’endura que deux jours au bout desquels Arthur le réclama. Il vint donc, encore passablement inquiet, mais s’il s’attendait à de grandes explications d’états d’âme, il se trompait : ce n’était pas du tout le genre d’Arthur.
Il le trouva au même endroit que l’avant-veille : assis au coin de la cheminée, la chatte Giroflée sur les genoux mais cette fois impeccablement habillé :
— Père, déclara-t-il avec un flegme tout britannique, ce qui n’empêcha pas Guillaume de recevoir le mot comme un cadeau du Ciel, je suis guéri à présent. Ne pensez-vous pas que je devrais rentrer à la maison ?
Trop ému pour parler, Tremaine enleva la chatte qu’il posa à terre, prit l’enfant aux épaules pour le mettre debout et le serra un instant contre lui avec une force qui traduisait sa joie et lui permettait de retenir ses larmes. Puis, le lâchant, il se dirigea vers la porte.
— Elle t’attend... nous t’attendons tous !... La voiture viendra te chercher tout à l’heure...
— J’aimerais mieux un cheval.
Guillaume sourit. Ce gamin lui ressemblait encore plus qu’il ne le croyait !
— Tu l’auras ! Je t’envoie Daguet avec Selim...
Le retour fut grandiose. Élisabeth et Adam, qui étaient allés au-devant de lui, escortèrent leur frère jusqu’au perron où Guillaume souhaita au revenant une chaleureuse bienvenue. Puis il y eut un souper au cours duquel Mme Bellec produisit l’admirable soufflé de homard qu’elle confectionnait seulement dans les grandes occasions. On but du vin de Champagne et l’on porta même des toasts. Celui de Jeremiah Brent fut particulièrement apprécié et applaudi en dépit du fait qu’il était prononcé d’une voix incertaine mais pleine de sentiment. Que celui-là se trouvât parfaitement heureux aux Treize Vents ne fit plus jamais de doute pour personne. Guillaume avait décidé qu’il dispenserait désormais son enseignement aux deux garçons, perspective qui remplissait de joie le jeune précepteur.