Выбрать главу

Dès le lendemain, d’ailleurs, la vie reprenait son cours quotidien cependant qu’Arthur commençait à se créer des habitudes...

Assis entre Élisabeth et Adam, il pensait à tout cela tandis que se poursuivait la cérémonie à laquelle cependant il ne participait guère. Sa mère l’avait élevé dans l’amour et la crainte de Dieu mais c’était pour lui un état de fait qui ne l’empêchait pas de trouver les offices plutôt ennuyeux sauf quand la beauté des chants et de la musique lui emportait l’âme. Il aimait particulièrement l’orgue.

Malheureusement, celui de Saint-Vaast, jadis offert à l’église par l’abbé de Fécamp seigneur de la ville, avait cruellement souffert de la Révolution. Comme tout le bâtiment d’ailleurs et, en dépit des guirlandes de gui et des énormes bouquets de houx, avec lesquels les femmes avaient tenté de masquer ses blessures, il était difficile de ne pas déplorer la grande misère des statues décapitées sur leurs socles. Pour sa part, le haut retable de l’autel sommé d’une gloire rayonnant autour du symbole trinitaire n’avait pas trop souffert : sali, souillé sans doute mais à peu près intact. Les sans-culottes n’avaient pas pris le temps de l’abattre pour le brûler sur la Poterie comme ils avaient fait du grand christ initialement suspendu dans l’arc d’entrée du choeur, sa base reposant sur la « perque », la longue traverse qui le barrait et qui était alors, comme dans toutes les églises cotentinoises, le lieu privilégié des cérémonies : c’est sous la croix que l’on s’unissait lors des mariages et que l’on déposait la bière au jour des funérailles.

Cependant cette messe n’était pas sans charme. L’église embaumait la fraîcheur de toute cette verdure mêlée aux senteurs de l’encens et à l’odeur de cire dont on avait généreusement enduit les quelques stalles encore debout. Et puis les vieux cantiques de Noël clamés avec accompagnements d’ophicléides d’une justesse douteuse par la masse des fidèles atteignaient par instants une sorte de grandeur sauvage. Arthur en connaissait quelques-uns mais il chantait tellement faux qu’il s’abstint de participer. Cela lui permit d’examiner plus attentivement les gens qui se pressaient sous la voûte en carène de navire.

Certains visages lui étaient déjà familiers mais il y avait près d’un pilier deux femmes qui l’intriguaient. D’abord parce qu’en dépit de l’affluence elles avaient réussi l’exploit de se tenir un peu à l’écart et aussi parce que leurs vêtements de grand deuil, leurs voiles de crêpe tranchaient sur la splendeur ailée, neigeuse, des hautes coiffes normandes qui donnaient si belle allure aux femmes de ce pays. La nef ressemblait à un champ de fleurs blanches piqué çà et là d’un chapeau souvent un peu triste et des têtes nues des hommes raides et dignes dans leurs blouses bleues des dimanches, fraîchement repassées, le chapeau rond couvrant majestueusement l’estomac.

Bien sûr, il y avait d’autres femmes en noir, mais il se dégageait de ces deux-là une bizarre impression de tristesse un peu mystérieuse qui excitait la curiosité d’Arthur. Il donna un léger coup de coude dans les côtes d’Élisabeth. Aussitôt celle-ci se pencha vers lui sans pour autant quitter des yeux son missel :

 — Qu’est-ce que tu veux ?

 — Les deux femmes en noir là-bas, près du deuxième pilier... Qui sont-elles ?

La jeune fille regarda mais hocha la tête en haussant les épaules :

 — Aucune idée ! C’est la première fois que je les vois. Il est vrai qu’on ne vient pas souvent à la messe ici. Pourquoi t’intéresses-tu à elles ?

 — Je ne sais pas. Je les trouve... drôles !

 — C’est beaucoup dire !

Un froncement de sourcils de Guillaume mit fin au dialogue. Pourtant, Élisabeth trouva le moyen de chuchoter encore :

 — On demandera à Mlle Anne-Marie... Elle connaît tout le monde...

La bénédiction finale précipita les fidèles sur le parvis. On sortit comme on était entré, au son des cloches, mais le soleil s’était dégagé des nuages et baignait joyeusement la petite foule qui se formait pour attendre les Tremaine : fermiers, pêcheurs, notables, amis ou simples connaissances, vieux militaires plus un solide contingent de commères, tous désireux de bavarder un instant. Guillaume cependant retint Arthur et s’attarda quelques minutes avec lui pour remercier M. le curé de son beau sermon — dont Arthur n’avait pas retenu un mot d’ailleurs — , et des quelques paroles de bienvenue adressées au dernier arrivé de sa famille. Le gamin piaffait d’impatience dans sa hâte de rejoindre Mlle Lehoussois qui conversait un peu plus loin avec François Niel, Élisabeth et les Quentin. Ses yeux ne quittaient pas les deux personnes qui l’intéressaient tant. Or, elles s’éloignaient, la plus grande soutenant l’autre, et rejoignaient une carriole attelée d’un vigoureux cheval qui attendait attaché à un arbre. Elles n’avaient adressé la parole à personne.

La première aida sa compagne à monter, se hissa auprès d’elle, puis, avant de prendre les rênes et le fouet, rejeta son grand voile par-dessus son chapeau, découvrant ainsi un visage de femme mûre aux cheveux grisonnants et d’une banalité tellement flagrante qu’Arthur se sentit un peu déçu sans trop savoir pourquoi. Il n’en vit d’ailleurs pas davantage : la conductrice fit tourner son attelage et le dirigea vers la Grande Rue.

 — Pourquoi l’autre n’a-t-elle pas ôté son voile elle aussi ? s’exclama le jeune garçon sans s’apercevoir qu’il pensait tout haut alors que son père et lui venaient d’être abordés par le notaire et sa femme. Guillaume le secoua légèrement :

 — Voyons, Arthur, reviens-nous ! Mme Lebaron te demande si tu te plais ici.

Confus, le garçon vira au rouge brique :

 — Je vous demande mille pardons, madame... je... je crois que je me suis laissé distraire.

 — Et je peux vous dire par qui, fit le notaire en souriant. Bien que ce soit fort étonnant : même à votre âge on regarde plutôt les jolies filles que les vieilles demoiselles. Figurez-vous, mon cher Tremaine, que votre fils couve des yeux vos nouvelles locataires.

Guillaume se détourna à demi pour voir de qui il s’agissait :

 — Oh, les demoiselles Mauger ! Je ne vois pas ce qu’elles ont de si passionnant ! Deux vieilles filles qui ont eu de grands malheurs, si j’ai bien compris, et qui souhaitaient trouver une maison isolée pour y vivre à l’écart avec leurs souvenirs. Pas de quoi accrocher des rêves !

 — Je ne suis pas de votre avis, cher monsieur, minauda Mme Lebaron qui faisait toute une affaire d’empêcher le vent de lui enlever sa panne violette et ses plumes. Vous venez de prononcer plusieurs paroles propres à exciter l’imagination : grands malheurs, maison isolée, vie à l’écart. Si l’on a l’esprit un peu curieux, on a envie de savoir le pourquoi de tout cela.

 — Me Lebaron pourrait vous en dire plus que moi, puisque c’est lui qui m’a proposé de louer à ces dames la maison du galérien...

S’il pensait calmer la curiosité de son fils, il se trompait. Le nom était trop évocateur :

 — La maison du galérien ? Mais qu’est-ce que c’est ?

 — Je te raconterai. C’est une assez belle histoire d’ailleurs, et elle est liée à celle de notre famille.

 — En tout cas, reprit la notairesse, je ne comprends pas pourquoi ces femmes sont venues à la messe jusqu’ici. Leur maison, si ma mémoire est bonne, se situe sur les hauts de Morsalines, vers le mont Emery, et il y a là-bas une église. Vous-même fréquentez surtout celle de la Pernelle ce qui est normal puisqu’elle est voisine des Treize Vents. Vous êtes descendus à Saint-Vaast pour une occasion particulière, mais quelle raison peuvent avoir ces deux vieilles filles ?