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Le champagne en question faisait justement son apparition dans des flûtes de cristal portées, avec une révérence lourde d’inquiétude, par deux valets que Potentin venait de recruter à la louée de Montebourg qui retrouvait, depuis peu, son ancienne importance : servantes et valets ne siégeaient plus, comme dans le passé, sous la statue de saint Jacques parce qu’elle n’existait plus, mais ils se rassemblaient à présent près du portail de l’abbaye de l’Étoile, tout rentrait dans l’ordre.

Natifs tous deux des environs de Sainte-Mère-Église, ils se prénommaient Colas et Valentin, âgés respectivement de vingt et dix-sept ans, plus ou moins cousins et, jusque-là, fabuleusement ignorants de ce que pouvait être le service d’une grande demeure. Leur expérience n’allait guère plus loin que la pâture des vaches mais ils étaient de belle mine et semblaient de caractère facile. Pleins de bonne volonté au demeurant. Aussi le majordome s’était-il juré que ces garçons deviendraient des serviteurs modèles. Pour commencer il était très satisfait de leur allure sous leur belle livrée verte et blanche qui convenait à leur teint frais. Et aussi de l’attention qu’ils portaient à son enseignement. Tout cela leur avait acquis la sympathie de Mme Bellec ; cela n’était pas si facile parce qu’elle regrettait toujours son neveu Victor, mais celui-ci poursuivant désormais une prometteuse carrière militaire dans les armées de la République — tout comme Auguste, son ancien collègue — , elle trouvait ces deux garçons d’un commerce plutôt agréable.

Pour ce jour de Noël, le cordon bleu maison était d’ailleurs d’humeur bénigne. D’abord elle s’était sentie inspirée en préparant ce premier véritable repas de fête depuis la mort d’Agnès et, en outre, ses plantations étaient particulièrement réussies.

C’était en effet l’une des charmantes coutumes normandes. Dès l’automne, on « forçait » des oignons de jacinthes dans les pots de faïence spécialement fabriqués dans les manufactures de Rouen afin d’avoir des fleurs pour Noël.

Évidemment le temps des troubles avait mis un peu en sommeil cette gracieuse habitude : il fallait vivre avant tout et l’on avait d’autres soucis. Pourtant, depuis trois ou quatre ans, Clémence et Élisabeth avaient ressorti du grenier les jolies productions de la famille Poterat, faïenciers de leur état, et aujourd’hui la floraison dépassait toutes leurs espérances : les deux salons et la salle à manger étalaient une profusion de jacinthes azurées. Leur parfum frais si bien accordé à celui des grosses bûches de pin brûlant dans les cheminées embaumait toute la maison. C’était si ravissant qu’en franchissant les portes, Rose de Varanville s’exclama, ravie et un tout petit peu dépitée :

 — Il faudra que je demande à Clémence comment elle fait. Mes plantations ne sont pas moitié aussi belles que les siennes !

 — En volant au secours de votre cousine, vous aviez bien d’autres soucis que vos tulipières, remarqua Guillaume.

 — C’est gentil de le dire ! J’aurais volontiers sacrifié toutes les fleurs de mon jardin pour ramener au moins un sourire sur les lèvres de ma pauvre Flore ! murmura la jeune femme soudain assombrie. Si vous la voyiez, mon ami, vous auriez peine à la reconnaître : la reine des roses se fane de jour en jour...

 — Au fait ! que devient Joseph Ingoult ? Je n’ai plus de nouvelles. Il est toujours là-bas ?

 — Oui. Il s’est fait l’ombre de cette ombre qu’elle devient lentement. Vous n’imaginez pas comme est touchant cet amour fidèle qui ne demande rien, trop heureux que l’on accepte sa présence. Il passe des heures dans la froidure du cimetière, caché derrière une stèle, veillant sur elle sans se faire voir, prêt à accourir au moindre signe de malaise ou à un appel...

 — Ce rôle ne devrait-il pas être celui de son époux ?

 — Il aurait lui-même besoin d’aide, mais il s’efforce de se consacrer davantage à ses autres fils ainsi qu’à sa tâche au Bureau des longitudes et à l’Académie des sciences. En outre Flore, enfermée dans son chagrin, ne réclame pas vraiment sa présence et, dans un sens, la surveillance discrète de cet ami sûr le soulage...

D’autres invités arrivaient : les Rondelaire avec leur fils Julien et l’abbé Landier, superbe dans une soutane et une douillette neuves qui le changeaient beaucoup de sa vêture habituelle qu’un long usage faisait plus verte que noire. Puis ce fut le vieux marquis de Légalle et sa femme apportant avec eux le parfum, les atours et le ton de l’Ancien Régime auquel ils demeuraient fort attachés. La Révolution leur avait ôté leurs seigneuries mais, n’ayant pas émigré, ils conservaient quelques biens et surtout leur belle demeure de Saint-Vaast, ce dont ils s’estimaient bien heureux. En effet, à leur âge, ils ne pouvaient rien souhaiter de mieux que de finir leurs jours dans le cadre qu’ils aimaient, entourés de bons amis. Le marquis se plaisait à le répéter entre deux prises de tabac qui polluaient ses jabots et jaunissaient ses narines mais contribuaient puissamment à une certaine joie de vivre. Il avait été si longtemps privé de sa chère « herbe à Nicot » !

En tout cas, il était d’humeur particulièrement épanouie en arrivant aux Treize Vents et ce fut avec chaleur qu’il serra les mains de son hôte :

 — Venir chez vous est toujours un plaisir, mon cher ami ! Surtout pour une aussi belle fête que Noël ! Vous en donniez de si aimables jadis ! Il est vrai que les rangs des convives d’autrefois se sont éclaircis ! Cette pauvre marquise d’Harcourt et cette chère Jeanne du Mesnildot ! Sans oublier, bien sûr, votre grande et malheureuse épouse !... Quelle tristesse ! soupira-t-il en tendant cependant une main empressée vers le plateau que Valentin approchait de lui à pas comptés.

Le laissant siroter son champagne, Tremaine conduisit la marquise à l’une des bergères disposées près de la cheminée. C’était justement celle où Mme du Mesnildot aimait à s’asseoir. Son image s’y inscrivit un court instant pour Guillaume. Assez souvent, il lui arrivait d’évoquer les deux nobles femmes auxquelles il devait son entrée dans la haute société cotentinoise où leur disparition creusait un vide douloureux. En effet, inscrites en tête de la fameuse « fournée de Valognes » décrétée en 1794 par le sinistre Lecarpentier, elles avaient été arrachées, bien que malades, à leurs hôtels dévastés, pillés mais gardés, d’où on les faisait sortir tous les jours et par tous les temps pour les obliger à prendre part aux « repas communautaires » servis sur la place du Château. Cette fois, c’est à Paris qu’on les emmenait mais, par crainte de les voir mourir avant l’échafaud, on les fit monter dans un cabriolet un peu moins inconfortable que les charrettes où s’entassaient leurs dix-sept autres compagnons. Lecarpentier voyait en elles son trophée personnel...

Elles ne furent pas exécutées. La « fournée » atteignit la capitale le 10 thermidor : Robespierre venait d’être abattu et la Terreur avec lui. Pourtant, le « bourreau de la Manche », acharné à leur perte, tenta l’impossible pour avoir leur tête. Elles furent emprisonnées, traduites devant le Tribunal révolutionnaire mais celui-ci, devenu prudent et pour cause, acquitta tout le monde purement et simplement tandis que Lecarpentier n’allait guère tarder à prendre le chemin de la plus terrible des prisons maritimes françaises : le château du Taureau battu par les flots de la baie de Morlaix.

Malheureusement pour Jeanne du Mesnildot, la prison avait achevé de la détruire. Elle fut autorisée à rentrer dans sa maison de Valognes — qui était alors le magnifique hôtel de Beaumont fort abîmé par ceux qui l’y avaient reléguée dans une chambre durant des mois. C’est là qu’elle mourut, le 6 décembre 1794, à l’âge de trente-sept ans20.