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Le vent se levait et Guillaume aimait le vent. Une raison de plus pour transporter ses pensées jusqu’au bord de son acropole et regarder les phares s’allumer sur la mer. Il prit un manteau et quitta sa chambre. La maison n’avait pas encore retrouvé son calme : dans la cuisine on s’activait à terminer la vaisselle et à la ranger cependant que, dans les pièces de réception, Potentin et les jeunes valets remettaient de l’ordre avant le grand ménage du lendemain matin. Personne n’ayant faim, sinon peut-être Adam que l’on n’arrivait jamais à rassasier, on grignoterait quelque chose autour de la table de la cuisine et le maître s’en réjouissait : il se sentait toujours plus en appétit près de la grande cheminée flambante que dans la salle au décor plus apprêté. Il n’imaginait certes pas qu’à l’étage au-dessus ses deux fils, enfermés dans la chambre d’Adam, discutaient avec animation. Celui-ci pensait qu’il était temps, à présent, d’aller raconter son aventure à son père alors que l’avis d’Arthur différait :

 — Je préférerais qu’on attende un peu, disait-il. Demain Père et ses amis vont tenir une sorte de conseil de guerre. Si nous parlons ce soir, l’assemblée va se précipiter à la pierre levée pour chercher des traces et tout brouiller peut-être...

 — C’est idiot ce que tu dis : tu oublies que Père avait au Canada un ami indien qui l’emmenait avec lui en forêt. Konoka lui a appris à suivre une piste.

 — Oui, mais il y a combien de temps ? En outre, il n’aime pas vraiment la chasse. Tu m’as dit qu’il acceptait rarement une invitation.

 — C’est vrai qu’il déteste tuer un animal. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ait oublié les leçons de Konoka.

 — Tu as peut-être raison, pourtant je voudrais que tu nous accordes à tous les deux quelques heures de patience. J’ai envie que, demain matin de bonne heure, on aille faire un tour là-bas. Moi aussi je sais lire les passages des animaux...

 — Il y a des Indiens en Angleterre ? grogna Adam qui se sentait saisi à présent d’un grand esprit de sacrifice et souhaitait presque recevoir une raclée pour avoir l’âme en paix.

 — Non, mais nous avions, à Astwell Park, un maître louvetier qui m’avait pris en amitié. Il m’emmenait souvent et il m’a enseigné bien des choses. Tu n’as pas envie, toi, de retourner sur le théâtre de tes exploits sans y convoquer la Terre entière ?...

 — S... i ! J’avoue que c’est tentant... mais après on parlera ?

 — On parlera ! On racontera ton histoire à ces messieurs et peut-être que tu seras même félicité si on trouve quelque chose ?... Tiens, qu’est-ce qu’on entend ? On dirait une voiture ?

Un bruit de sonnailles, de gourmettes, joint au léger grincement de roues parvenait en effet jusqu’à eux. Se levant vivement, les deux garçons se précipitèrent vers la fenêtre qu’Arthur ouvrit d’une main nerveuse.

 — Seigneur ! fit Adam, qu’est-ce que c’est que ça ? Qui donc nous arrive en pareil équipage ?

En effet, une grande berline de voyage lourdement chargée de bagages venait de franchir la grille. Un peu tassé sur son siège, un cocher enveloppé d’un carrick à triple collet dont on distinguait à peine le visage sous le bord de son chapeau tenait fermement en main les quatre vigoureux chevaux d’attelage vers la tête desquels accouraient déjà Prosper Daguet et l’un de ses garçons d’écurie. Les jeunes observateurs virent aussi Guillaume qui, sa canne d’une main sa pipe de l’autre, s’avançait sur le perron du pas hésitant de celui qui n’attend plus personne et qu’une arrivée surprise n’enchante guère. Potentin se tenait déjà auprès de lui, armé d’une grosse lanterne tempête qu’il élevait à bout de bras.

La voiture — c’était une berline de poste presque neuve et certainement confortable — s’arrêta devant eux. A ce moment, la glace de la portière se baissa et une tête de femme coiffée d’un chapeau élégant enveloppé de voiles blancs surgit dans la lumière qui fit briller des cheveux couleur de cuivre pâle et des yeux d’un vert doré. En même temps, une voix à la fois chaude et musicale s’écriait joyeusement :

 — Que d’excuses, mon cher oncle, d’arriver chez vous à une heure pareille et sans avoir prévenu, mais nous avons perdu une roue en entrant dans Valognes et nous avons eu une peine infinie à obtenir qu’on nous répare en ce jour de fête... Évidemment, nous aurions pu rester là-bas pour la nuit mais c’est encore Noël et je tenais beaucoup à ce qu’Arthur ait aujourd’hui même le cadeau que je lui apporte...

Adam considéra son frère avec des yeux ronds :

 — Mon cher oncle ?... Et en plus elle parle de toi ! Est-ce que tu la connais ?

 — Bien sûr, grogna le jeune garçon : c’est ma sœur Lorna, qui est aussi ta cousine et qui... enfin, c’est ma demi-sœur.

 — Ce qu’il y a d’agréable dans notre famille, c’est qu’elle se complique de jour en jour. Mais dis donc ! son arrivée n’a pas l’air de t’enchanter !

 — Si... oh si ! Seulement... je ne l’attendais pas si tôt ! Elle m’avait dit qu’elle viendrait me voir un jour mais comme elle devait se marier peu après mon départ, je pensais que ce serait beaucoup plus tard ! Mais... sacrebleu, elle a dit « nous » ? Si elle nous amène son duc, c’est une vraie catastrophe...

 — Son duc ? Elle s’est mariée avec un duc ?

 — Oh, il n’y a pas de quoi en béer d’admiration : c’est le plus redoutable imbécile que j’aie jamais rencontré. Seulement il est très riche...

Adam, qui était presque passé par la fenêtre pour mieux voir, retomba sur ses pieds :

 — Il n’y a pas d’homme avec elle à part le cocher. Seulement une femme qui a l’air d’une dame de compagnie...

Arthur regarda à son tour. En bas, Guillaume aidait Lorna à descendre de voiture. Derrière elle se montrait à présent une femme vêtue de noir, et le jeune garçon poussa un soupir de soulagement :

 — Dieu merci ! C’est Kitty. Elle était la femme de chambre de ma mère et je l’aime bien. Allons vite leur dire bonjour !

CHAPITRE VII

UNE ŒUVRE D’ART...

A l’exception de François Niel qui avait un peu forcé sur le meilleur chambertin de Potentin et qui dormait sur son lit tout habillé, le reste de la maison, un peu ahuri, se retrouva bientôt dans le vestibule autour de ces voyageuses auxquelles il était impossible de refuser l’hospitalité. D’abord parce que c’était l’un des rites traditionnels du pays normand et ensuite parce qu’elles se réclamaient de la famille. Même si les sentiments que suscitait leur arrivée allaient selon les personnages de l’accablement à la joie en passant par un certain ennui. Joie qui, pour Jeremiah Brent, par exemple, nétait pas exempte d’un rien de panique.

En fait, l’une des raisons pour lesquelles le jeune précepteur s’était déclaré si heureux de suivre son élève résidait dans l’amour sans espoir que, depuis deux ans déjà, il vouait à Miss Tremayne. Dire qu’il l’aimait ne reflétait pas absolument la vérité : elle le fascinait, l’enchantait et le terrifiait tout à la fois. Il aurait pu être son esclave si cette étoile s’était avisée de jeter les yeux sur un ver de terre. Et comme dans ses rêves secrets, il s’autorisait des privautés dont la réalisation l’eût fait jeter à la porte sans hésitation, il en avait conclu qu’un éloignement définitif offrait l’unique solution à une maladie que l’absence seule — ou alors la rencontre improbable d’une autre déesse ! — pouvait guérir. Et voilà qu’elle envahissait son refuge, incroyablement belle dans une pelisse de velours noir ourlée de renard assorti qui faisait chanter sa chevelure et sa carnation ! C’était un sublime instant d’esthétique pure, mais aussi la promesse d’un retour vers cet enfer sans issue que le jeune homme croyait bien avoir abandonné derrière lui à jamais...