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Miss Tremayne se laissa emmener après avoir recommandé à Colas de porter à sa suite certain grand paquet carré soigneusement enveloppé de forte toile et de sangles de cuir.

 — C’est le cadeau que je tenais à t’offrir aujourd’hui même, confia-t-elle à son jeune frère dont elle avait pris le bras. Nous allons le déballer ensemble...

 — Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci sans obtenir d’autre réponse qu’un sourire.

Il était à la fois heureux, inquiet et un peu navré de la tournure prise par les événements. Il n’aurait jamais imaginé qu’Elisabeth pût se montrer aussi délibérément hostile envers une femme qu’elle ne connaissait pas mais que lui aimait. Pourtant, se souvenant de sa propre réaction, tout à l’heure, en face d’Alexandre de Varanville, il se demanda si la jeune fille éprouvait un sentiment analogue.

L’ambiance intime et chaleureuse du petit salon aux boiseries d’un gris-vert si doux sur lequel ressortaient délicatement les hampes azurées de jacinthes arracha à la voyageuse une exclamation charmée :

 — Qu’il fait bon ici... C’est ravissant !

Elle alla tendre ses mains aux flammes de la cheminée puis, comme le jeune valet déposait le paquet contre une table, elle l’invita à aider Arthur à dénouer les attaches et les toiles :

 — Faites très attention ! C’est une véritable œuvre d’art...

Craignant sans doute qu’ils ne prissent pas assez de précautions, Lorna dégrafa sa pelisse qu’elle jeta sur un siège et s’agenouilla pour diriger les opérations. Ce n’était peut-être pas inutile car Arthur, saisi d’impatience comme tous les enfants qui reçoivent un présent, s’activait sans trop de douceur. Guillaume, Adam et Jeremiah Brent regardaient : le premier avec amusement, le second avec curiosité, le troisième avec une vague inquiétude qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Et soudain tous trois se figèrent : le dernier linge venait de tomber dévoilant un portrait de femme en face duquel Arthur recula sur ses genoux avec un « oh ! » stupéfait : il s’agissait de celui de sa mère et cependant il ne l’avait jamais vu.

C’était en vérité une chose exquise, pas très grande mais d’une absolue perfection. Et combien émouvante ! Sur le fond un peu brumeux d’un parc aux arbres romantiques, Marie-Douce fit soudain son apparition dans cette demeure où elle avait toujours rêvé d’entrer mais qui lui était restée interdite.

Vêtue d’une robe de taffetas d’un rose délicat de pétale mourant ouverte sur un foisonnement de dentelles blanches légères comme des plumes moussant à sa gorge, à ses coudes et autour de ses cheveux soyeux ornés d’une rose à peine teintée, un quintuple rang de perles fines serrant son cou délicat, elle confisqua soudain toute la lumière de la pièce.

La gorge de Guillaume se sécha brusquement sous le coup d’une émotion brutale qui lui mit les larmes aux yeux. Cette image remontait le temps sans l’abolir. Elle apportait le chaînon manquant que son imagination s’était révélée impuissante à forger au cours de ces dernières années. C’était celle de lady Astwell, une grande dame encore très belle mais fragile et même un peu douloureuse. Ce n’était plus la radieuse et insouciante maîtresse des Hauvenières qui buvait l’amour par tous les pores de sa peau et pas encore l’ombre blanche des dernières heures. En dépit de l’éclat du portrait, la maladie posait déjà sa griffe sur ce ravissant visage.

Sans quitter sa position agenouillée, Arthur, les yeux grands ouverts, laissait couler des larmes qui émurent son père. Se penchant sur lui, il le fit relever mais le garda contre lui tandis que son regard durci s’attachait à sa nièce :

 — Un cadeau de Noël, selon moi, devrait toujours amener un sourire et non des pleurs. Qu’en pensez-vous ?

La jeune femme n’eut pas le temps de répondre. Essuyant ses joues du revers de sa main, Arthur priait déjà :

 — Ne vous fâchez pas, Père ! Lorna voulait seulement me faire plaisir, j’en suis certain, mais, comme je n’ai jamais vu ce portrait, la surprise m’a un peu bouleversé...

 — J’aurais dû y penser, dit d’une voix sourde Miss Tremayne, et je suis désolée de l’effet désastreux de mon coup de théâtre. Moi-même j’ignorais l’existence de ce portrait. Nous l’avons découvert dans la chambre de sir Christopher au moment de sa mort dans les premiers jours de ce mois...

 — Mon Dieu ! murmura Guillaume, je n’aurais jamais imaginé qu’il la suivrait de si près !

 — Lui en était certain. Souvenez-vous de son attitude au moment des funérailles de Mère ! Il était presque joyeux. Pour en revenir à ce tableau, il l’avait commandé environ deux ans après son mariage à sir Thomas Lawrence, mais il le voulait pour lui seul, ainsi qu’il me l’a confié à ses derniers instants, et Mère avait accepté qu’il fût uniquement pour les yeux de cet époux qui l’adorait sans jamais rien lui demander en échange.

 — Vous dites qu’il était dans sa chambre ?

 — Si l’on peut appeler cela une chambre ! Une cellule monacale ou peu s’en fallait ! Pas de tapis, pas de tentures sur la pierre des murs ! Quelques meubles qui n’auraient sans doute pas convenu au régisseur du domaine mais, en face du lit de chêne tout simple, il y avait cette peinture et le reste disparaissait. C’était elle qu’il contemplait le soir en s’endormant — quand il pouvait encore dormir ! — , elle encore qui recevait son premier regard du matin.

D’un mouvement spontané, Arthur s’élança vers sa sœur et l’embrassa :

 — Oh, Lorna, comment vous remercier de me l’avoir apportée ? Vous auriez pu la garder ? L’œuvre d’un si grand peintre !

 — Ne vous y trompez pas, Arthur, je suis seulement une messagère. C’est sir Christopher qui vous l’envoie : il me l’a donné pour vous avant d’expirer...

Avec un respect quasi religieux, Arthur alla prendre le tableau toujours appuyé contre le pied d’une table et le plaça devant la glace d’une console afin de mieux le contempler :

 — Comme elle était jolie ! soupira-t-il. Vous lui ressemblez vraiment beaucoup, Lorna !...

 — Elle avait les yeux et les cheveux d’un ange. Ce n’est pas mon cas et c’est très bien ainsi. A présent, messieurs, j’aimerais beaucoup que l’on s’occupe d’une pauvre voyageuse épuisée.

Tout en parlant, elle alla s’asseoir près du feu, étalant gracieusement autour de ses longues jambes les plis veloutés de sa robe. A ce moment, Élisabeth entra, précédant Valentin chargé d’un grand plateau où s’étalait toute une argenterie :

 — Voilà le thé ! annonça-t-elle. J’espère qu’il sera à votre goût, madame, et que...

La phrase mourut dans sa gorge sous l’effet de la surprise : elle venait d’apercevoir le portrait devant lequel Arthur était en contemplation et tout de suite son regard gris vira presque au noir. A plusieurs reprises, il courut, ce regard, de la toile à la cousine apportée par le vent du soir et dont elle avait de plus en plus peur, revint au tableau, repartit : la ressemblance était frappante. Qu’il s’agît de la mère et la fille ne faisait aucun doute malheureusement et rien de bon ne pouvait résulter de leur intrusion dans la famille.

Luttant contre l’impulsion insensée d’empoigner ce tableau pour le jeter dehors et de faire suivre le même chemin à la belle Lorna, Élisabeth prit une profonde respiration afin de se contraindre au calme. D’une voix posée elle donna des instructions au jeune valet sur la façon dont il convenait de servir puis rejoignit Arthur devant la console. Celui-ci tourna la tête et lui fit un beau sourire :

 — Voilà ma mère ! fit-il comme dans un rêve. Elle était bien belle, n’est-ce pas ?