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Renonçant à une impérieuse envie d’aller se réfugier dans le calme de sa chère bibliothèque pour bouquiner en fumant une bonne pipe, les pieds sur les chenets, Guillaume se dirigea en soupirant vers la chambre de sa fille mais quand, après avoir frappé deux ou trois fois, il entrouvrit la porte, il vit qu’il n’y avait d’autre lumière que les reflets du feu. Pensant alors qu’Élisabeth s’était peut-être rendue à la cuisine où elle déversait volontiers ses confidences dans le giron de Clémence, il renonça à l’y poursuivre, remettant au lendemain l’homélie prévue, et gagna son refuge à pas furtifs, comme s’il craignait d’être pris en flagrant délit de désertion.

De toute façon, Élisabeth n’était pas à la cuisine : elle était même beaucoup plus proche de son père qu’il ne l’imaginait puisqu’elle l’avait parfaitement entendu frapper chez elle mais en se gardant bien de manifester sa présence : assise dans la chambre de sa mère, elle en écoutait le silence pour essayer d’en tirer une réponse aux questions qu’elle se posait.

C’était la plus belle chambre de la maison, celle dont les fenêtres occupaient le petit avant-corps prolongé par le perron et couronné par le fronton triangulaire, celle que seuls pouvaient occuper le maître et son épouse, en admettant qu’ils eussent choisi de cohabiter. Ce qui n’était pas le cas : concession à sa délicatesse et à sa naissance aristocratique, Agnès y résidait seule, Guillaume occupant la pièce voisine. De plus en plus seule, d’ailleurs, à mesure que se creusait le fossé entre elle et son époux, elle l’avait quittée pour n’y plus revenir dans l’un de ces jours de colère qui avaient marqué 1793, l’année maudite où mêlé à tant d’autres le sang du Roi et de la Reine, oints du Seigneur, avait coulé sur la terre de France. En revenant de Paris où il dut assister impuissant à l’exécution de sa femme, Guillaume avait ordonné de fermer volets et rideaux en signe de deuil. Tout était demeuré clos pendant plusieurs mois, jusqu’à la date anniversaire de la mort : le samedi 8 février 1794 qui dans l’ancien calendrier se trouvait être, curieusement, le jour de la Saint-Vaast !

Le lendemain, Guillaume faisait tirer les rideaux, rouvrir les contrevents et ordonnait que l’on procédât à un grand ménage mais sans rien déplacer de ces menus objets qui avaient été les compagnons de sa femme. De même les placards furent ouverts, les robes aérées, brossées et remises en place. Depuis la chambre était entretenue régulièrement. A la belle saison on y mettait des fleurs et l’hiver des branches de sapin, du houx, des ellébores, des perce-neige et puis, bien entendu, quelques-unes des jacinthes de Clémence. Dans la cheminée, un feu était préparé et, sous sa courtepointe brodée de mille fleurs semblable aux rideaux doublés de satin blanc tombant du baldaquin, le lit était prêt. Ainsi le voulaient Guillaume et ses enfants, en souvenir : l’ombre inquiète d’Agnès, s’il lui plaisait de revenir, devait toujours se sentir chez elle. Naturellement personne n’y dormait jamais plus.

En ce soir de Noël, Élisabeth éprouva soudain l’impérieux besoin d’aller s’y recueillir. Il lui semblait que la défunte avait besoin de la présence de sa fille aînée dont elle n’avait guère connu que les révoltes. Passionnément attachée à son père, la petite fille d’alors en voulait férocement à une épouse capable de chasser un homme de sa propre maison. Il y avait eu, entre autres, un Noël où, désemparée, Élisabeth avait accueilli comme un cadeau du ciel de se réfugier à Varanville auprès de Rose et d’Alexandre. Guillaume avait disparu et, sans lui, les Treize Vents n’étaient plus qu’une coquille vide, un superbe décor de théâtre derrière lequel ne soufflaient plus que la rancune et la haine. Agnès y restait seule, barricadée dans sa fureur jalouse, mais elle avait tenu bon, hantée qu’elle était par l’implacable volonté de barrer la route à sa rivale, de lui interdire l’accès de la maison familiale. Elle n’était partie vers son destin tragique et glorieux qu’une fois certaine que l’époux adultère n’y vivrait plus que pour ses enfants.

Assise au pied du lit, une chandelle allumée posée à ses pieds sur le tapis, la jeune fille pensait que, de tous les mauvais plaisants, le Destin était le pire. Agnès n’était plus qu’une ombre et voilà que l’autre tentait de prendre possession de son domaine sous le double avatar d’un portrait et d’une fille qui lui ressemblait trop :

 — Je ne le supporterai jamais ! Jamais ! fit Élisabeth à haute voix. Si cette femme cherche à s’incruster, je tenterai n’importe quoi pour la faire partir. L’autre ne gagnera pas à travers elle. Je vous le jure, Mère !

Il lui sembla tout à coup que l’atmosphère vibrait autour d’elle. C’était comme un souffle, froid et léger. Peut-être le soupir de l’ombre qu’elle évoquait. Lentement, elle se leva, prit sa bougie et alla jusqu’à la coiffeuse en bois de rose surmontée d’un miroir devant lequel, tant de fois, elle avait vu sa mère s’asseoir. C’était un meuble ravissant couvert de menus objets précieux : flacons de cristal à bouchons d’or, boîtes d’émaux translucides, pots de fine porcelaine chinoise verte ou rose, peignes d’ivoire, brosses d’argent et enfin, posé là comme par hasard, un grand mouchoir de dentelle que la main pieuse de Lisette se contentait de secouer avant de le remettre exactement à la même place lorsqu’elle faisait les poussières.

Ne sachant trop où mettre son chandelier au milieu de ce charmant désordre, Élisabeth le posa sur une commode après avoir allumé les longues bougies roses placées de chaque côté de la glace. Celle-ci lui renvoya une image différente de ce qu’elle attendait : c’était son visage mais il semblait se fondre dans un brouillard pâle d’où n’émergeaient que ses grands yeux gris, les mêmes que ceux d’Agnès. Puis tout se brouilla et, sur la surface lisse, elle crut voir soudain la femme du portrait qui la dévisageait avec un sourire de défi. « Je suis là pour rester, semblait dire l’Anglaise, pour reprendre ce qui aurait dû être mien et toi tu n’y pourras rien... »

L’évocation fut si nette que, pour la chasser, Élisabeth tendit les mains, se brûla et émit un petit cri de douleur, mais ce fut suffisant pour que l’image disparaisse et que le miroir lui rende son propre reflet. Alors, elle se sentit soudain pleine de lassitude : sa mère s’était usée, brisée dans l’épuisant combat mené contre une rivale trop forte. Pourtant Agnès était plus jeune que cette femme, tout aussi belle, et Guillaume l’avait aimée. S’il allait à présent se prendre d’amour pour cette Lorna trop semblable à la disparue, de quelles armes une adolescente de quinze ans pourrait-elle disposer ?

Elle se pencha soudain jusqu’à ce que dans le mercure poli elle ne vît plus que ses yeux et s’entendit murmurer :

 — Il faut m’aider, Maman ! Seule, je n’y arriverai jamais ! Je ne sais pas ce qu’elle veut, ce qu’elle cherche ici, mais ce n’est bon pour personne...

Cela dit, elle souffla les flammes, quitta la pièce dont elle referma soigneusement la porte, ôta la clef et la mit dans sa poche. A cet instant Potentin sortait de chez Arthur armé d’une boîte à clous et d’un marteau. Élisabeth observa qu’il paraissait extrêmement troublé.

 — Vous venez d’accrocher l’œuvre d’art, ricana-t-elle. Si je ne m’en étais pas mêlée, elle eût trôné dans l’un des salons...

 — Je ne crois pas, Mademoiselle Élisabeth. Monsieur Guillaume ne l’aurait pas permis.

 — Vous en êtes certain ? Cette femme semble s’entendre à obtenir tout ce qu’elle désire. Tout comme sa mère, apparemment !