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 — Comment le pourriez-vous ? Il n’y a plus rien ! Nous avons dû tout vendre avant de quitter la maison parce que nous n’avions plus d’argent, lady Marie et moi... Je vois mal ce que vous y feriez.

 — Pourquoi pas y planter du romarin ?

Devant la mine éberluée de sa femme de chambre, elle rit de nouveau puis récita et sa voix alors se chargea d’une douceur pleine de mélancolie : « Voilà du romarin, c’est pour le souvenir. Mon amour, je vous en prie, ne m’oubliez pas... »

 — Tu n’as jamais vu jouer Hamlet au théâtre du Globe ?

 — Je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour ça et vous savez bien que nous avons surtout vécu à la campagne, milady et moi...

 — Dommage ! C’est une belle pièce et j’ai toujours aimé Shakespeare... Tu vois, ajouta-t-elle en s’étirant voluptueusement, je suis tout à fait certaine que je trouverai ma chance en cultivant le souvenir. Et toi tu me seras d’une aide précieuse puisque tu as vécu là-bas avec eux.

 — Vous n’y arriverez pas. Cendres éteintes ne se rallument pas.

 — Non mais il arrive qu’elles cachent des tisons sur lesquels il suffit de souffler. Assez causé ! Je tombe de sommeil. Aide-moi à me coucher et va te reposer !...

Ce soir-là, quand chacun eut regagné sa chambre, Clémence et Potentin s’attardèrent devant le feu de la cuisine comme ils aimaient à le faire lorsque les bruits de la maison s’éteignaient. Assis sous le grand manteau de granit, ils grillaient des châtaignes qu’ils mangeaient accompagnées de cidre chaud. Après le labeur de la journée, c’était pour eux une détente, le moment où l’on commentait les événements des dernières heures. Potentin fumait une pipe, Clémence tricotait et le temps coulait doucement. Sans qu’aucune cérémonie officielle les eût jamais unis, l’un et l’autre savouraient les confortables habitudes d’un vieux couple formé tout naturellement par leur attachement commun à Guillaume Tremaine et à ses enfants. L’âge venant, ils avaient moins besoin de sommeil et préféraient prolonger la journée dans un bien-être fait d’amitié et de confiance. Ils y trouvaient aussi une conscience plus aiguë du rôle que tant d’années de fidélité leur conféraient : celui de génies tutélaires dont le devoir était de veiller quand chacun reposait...

Pourtant, cette nuit-là, le calme bienfaisant ne fut pas au rendez-vous. La soudaine irruption de l’étrangère troublait l’harmonie quasi rituelle de l’instant. Clémence et Potentin — surtout lui qui à plusieurs reprises avait approché Marie-Douce — ressentaient sa présence comme un nuage d’orage au-dessus de leur tête. Pendant un long moment, ils restèrent sans parler, chacun d’eux enfermé dans ses propres pensées, puis Mme Bellec commença parce qu’elle ne savait pas garder longtemps ce qui lui pesait sur le coeur :

 — Si seulement elle ne ressemblait pas tant à cette pauvre défunte ! marmotta-t-elle poursuivant tout naturellement à haute voix le cours de ses idées. Quand M. Guillaume l’a menée tout à l’heure dans le vestibule, il avait un air un peu égaré que je ne lui ai jamais vu. On aurait dit qu’il venait de voir un fantôme...

 — C’en était un ! Le fantôme de sa passion d’autrefois. En dépit des yeux et des cheveux, le visage est exactement le même avec encore plus d’éclat et c’est naturel : Miss Tremayne a dix ans de moins que n’en avait sa mère au moment où elle et Guillaume se sont retrouvés. Elle est encore plus belle si possible et certainement beaucoup plus dangereuse. L’autre était habitée par l’amour. Pas elle ! Je donnerais cher, mon amie, pour savoir ce qu’elle vient chercher ici.

Clémence haussa les épaules, posa son tricot et prit dans une armoire une grosse bouteille de rhum entourée d’un tressage d’osier qu’elle réservait à la fabrication des crêpes de la Chandeleur et à la gourmandise de son ami Potentin. Comme tous ceux qui ont beaucoup bourlingué sur les mers, celui-ci aimait cet alcool ambré qui lui rappelait sa jeunesse tumultueuse. Elle lui servit une large rasade.

 — Vous voilà tout retourné vous aussi, vieil ami ! bougonna-t-elle. Je crois que c’est le moment où jamais de faire donner la grosse artillerie.

Puis, elle hésita un instant, très bref, chercha un autre verre et y versa un doigt de rhum qu’elle revint siroter méditativement à son coin de cheminée.

 — Bouh !... exhala-t-elle après un moment. Peut-être bien que nous ne sommes que deux vieilles bêtes en train de nous monter la tête. C’est peut-être la meilleure femme du monde ? Vouloir que le jeune Arthur ait le portrait pour son Noël, c’est plutôt gentil, non ? Et puis...

Elle s’interrompit. Potentin d’ailleurs ne l’écoutait pas. Il regardait intensément le feu et elle suivit la direction de ses yeux. Quelque chose d’étrange se passait : les flammes se couchaient comme sous la pression d’un vent violent. On put même croire un instant qu’elles allaient s’éteindre. En même temps le battement de la grande horloge qui occupait un coin de la cuisine s’arrêta. Vivement retournée, Clémence eut une exclamation de surprise : le balancier de cuivre ciselé représentant un panier rempli de fleurs était immobile. Elle eut une sorte de gémissement :

 — La pendule, Potentin !... Elle est arrêtée !...

Celui-ci se leva, marcha lourdement jusqu’à la porte donnant sur le jardin en gardant un œil sur le feu en train de mourir et l’ouvrit.

 — Il n’y a pas de vent dehors ! Rien ne bouge.

En dépit du froid vif qui régnait cette nuit-là, il laissa le vantail grand ouvert afin que sa compagne pût constater par elle-même, mais elle n’essaya même pas de vérifier : ses yeux agrandis allaient de l’âtre à l’horloge silencieuse. Puis, soudain, tout se remit en place. Le feu se redressa ; le balancier, sans que personne y eût touché, reprit sa course interrompue.

 — Fermez la porte, Potentin ! dit la cuisinière d’une voix blanche. Si vous voulez m’en croire, nous allons tous les deux dire une prière pour l’âme de Madame Agnès.

En même temps, elle s’agenouillait sur la pierre de l’âtre devant la croix fixée au manteau de la cheminée entre des pots à épices et plusieurs paires de bougeoirs. Indécis et vaguement inquiet, le vieil homme la regardait : il n’avait jamais été très pieux considérant volontiers que la prière était l’affaire des femmes plus que des hommes. Alors, désignant d’un doigt impérieux la place à côté d’elle, Clémence insista :

 — Venez prier, Potentin ! Vous trouvez naturel ce qui vient de se passer vous ?

 — N... on mais...

 — Alors faites ce que je vous dis ! Ne comprenez-vous pas que c’est un avertissement ? Plus d’une fois, déjà, j’ai eu l’impression d’une présence dans cette maison mais ce soir, je suis certaine qu’elle est revenue.

 — Si vous avez raison, pourquoi s’adresserait-elle à nous ?

 — Parce que nous appartenons aux Treize Vents tout autant que les murs, que nous en sommes les gardiens et aussi parce que nous sommes plus proches de la mort et que nous pouvons comprendre. N’oubliez pas que sa pauvre dépouille mutilée ne repose pas dans sa terre natale mais dans un cimetière parisien, mélangée à celle des autres victimes de la guillotine...

 — Au cimetière de la Madeleine, où sont le Roi et la Reine, je sais ! fit Potentin la mine grave. Par trois fois déjà, Guillaume a tenté d’obtenir son exhumation mais c’est à peu près impossible : ils sont trop sans doute22 !

 — De toute façon, cela ne changerait peut-être rien. La pauvre a eu tout son content de prières et de messes. Pourtant, j’ai souvent pensé que son âme demeurait attachée à cette maison qu’elle aimait tant et, si elle se manifeste à présent, c’est parce qu’elle souffre et qu’elle est mécontente.