Touchant le bord de son chapeau, il reprit son chemin en direction du sud. Avec un vague « bonsoir » les deux garçons le regardèrent s’éloigner le dos rond repris par sa quête. Arthur eut un petit rire.
— Tu crois son histoire ? En dépit du sourire de bon chrétien dont il nous a gratifiés, il n’a vraiment pas une tête à se promener avec un chapelet.
Adam ne répondit pas. Il suivait des yeux l’inconnu. Arthur, alors, le secoua et reçut en échange un regard angoissé.
— Qu’est-ce que tu as ?
— J’ai que c’est un des deux bandits que j’ai entendus la nuit de Noël !
— Tu es sûr ?
— J’en mettrais ma main au feu ! On n’oublie pas ce genre de voix...
— Dans ces conditions, il faut le filer ! A la réflexion, il s’est montré remarquablement discret quand je lui ai demandé d’où il était.
— Pas de Saint-Vaast, en tout cas ! Tout le monde me connaît là-bas et j’ai eu l’impression qu’il ne m’avait jamais vu. Seulement, le suivre, ça ne va pas être facile avec la neige. Sortis du bois, on sera visibles comme le nez au milieu de la figure avec toute cette blancheur.
— Pas sûr ! Tu n’as qu’à me suivre.
Peu emballé visiblement, Adam tournait en rond autour de la pierre levée, traînant les pieds. Impatienté, Arthur grogna :
— Décide-toi ! Si ça t’ennuie, retourne à la maison et j’irai tout seul. Si j’attends encore, je vais le perdre et je veux savoir où il va.
— J’irai avec toi !
Il se dirige sur Quettehou et tu ne connais pas le pays. Tu serais capable de te perdre. Attends seulement un instant ! Je dois avoir un caillou dans mon soulier !
Et Adam, ignorant le juron de son frère, s’assit sur un tas de feuilles pourries et de racines enchevêtrées pour se déchausser, mais c’était trop demander à la patience d’Arthur :
— Je pars devant ! Tu n’auras qu’à me rejoindre mais, pour l’amour du Ciel, presse-toi un peu pour une fois !
Et il s’élança sur les traces de celui en qui, à présent, il voyait un gibier. En fait, il était temps : la silhouette de l’homme s’amenuisait et commençait à se confondre avec les broussailles et les troncs noircis mais, en quelques foulées rapides, il l’eut de nouveau bien en vue et le suivit en prenant mille précautions au cas où l’autre se retournerait. La forêt d’ailleurs s’éclaircissait et la couche blanche devenue plus épaisse amortissait les bruits. Le paysan — il en avait l’aspect — n’imaginait certainement pas que ces deux gamins s’intéressaient à lui et, ayant sans doute abandonné ses recherches, il marchait d’un pas plus vif et sans la moindre circonspection.
Adam rejoignit son frère au moment où l’on sortait des bois pour déboucher sur une lande piquée d’ajoncs et de bruyères sèches. Sur la gauche, un peu en contrebas, le bourg de Quettehou s’étalait et semblait couler de la tour normande de sa vénérable église, l’une des plus fières de la région où, au temps de la grande guerre anglaise, celle qui avait duré cent ans, le roi Édouard III avait armé chevalier son fils aîné, le Prince Noir. Plus loin encore il y avait la mer immense et les forts de La Hougue et de Tatihou.
L’homme ne descendit pas vers les habitations. Il remonta même légèrement pour suivre la lisière forestière qui continuait vers le sud.
— Où est-ce qu’il peut bien aller ? marmotta Arthur. On a fait sûrement plus d’une demi-lieue...
— A peu près ! souffla Adam. J’espère seulement qu’il ne va pas nous emmener trop loin ! En tout cas, je crois que c’était une très bonne idée de me déchausser, ajouta-t-il avec un petit air de satisfaction.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi.
— A cause de ça ! Je reconnais que ça ne ressemble pas vraiment à un chapelet, mais je jurerais que c’est ce qu’il cherchait.
Et de tendre à son frère un bizarre couteau fait d’un morceau d’acier assez grossier mais bien affûté emmanché dans un éclat de hêtre que la main et le temps avaient presque verni. Une virole de cuivre maintenait l’ensemble et l’on pouvait lire deux initiales : U F ornées de quelques fioritures. La lame, elle, portait des traces de rouille. C’était sans doute un outil ou une arme solide mais il s’en dégageait quelque chose de sinistre.
— Où l’as-tu trouvé ?
— Je me suis assis dessus ! C’était pris dans des racines et des mousses qui m’ont piqué les fesses.
Arthur regarda son frère avec une sorte d’admiration amusée :
— Tu as vraiment une chance incroyable, toi ! On va le garder pieusement son « chapelet » et on le remettra à Père...
L’homme cependant poursuivait son chemin. Quittant définitivement les arbres, il se dirigeait à présent vers une boursouflure de la brande qui fit lever les sourcils d’Adam.
— On dirait qu’il va sur Nerville ?
Arthur ne demanda pas d’explications. Depuis longtemps Élisabeth lui avait raconté l’histoire de son sulfureux grand-père et du vieux château qu’Agnès avait fait jeter bas pour en immerger les pierres dans la digue inachevée de Cherbourg. L’un comme l’autre appartenaient désormais aux légendes du pays et le comte assassin Raoul de Nerville était passé au rang de croquemitaine pour les enfants désobéissants.
Les bois reculaient à présent, laissant place à un vaste espace vide déjà reconquis par les plantes sauvages. Poursuivi et poursuivants passèrent, comme le pensait Adam, près de l’amas de pierres broussailleuses masquant l’entrée des anciens souterrains de Nerville. Un peu plus loin, on approcha d’une petite chapelle solitaire. Adam se signa à sa vue :
— C’est la tombe de ma grand-mère, Élisabeth de Nerville. Quant à ce bonhomme, je commence à croire qu’il nous mène à Morsalines...
Soudain, celui-ci disparut derrière un ressaut de terrain.
— Courons ! fit Arthur. Ce n’est pas le moment de le perdre.
Adam ne répondit pas et fut pris d’un curieux pressentiment. De plus, moins entraîné que son frère aux exercices physiques, il commençait à se sentir fatigué, et il avait faim. Pourtant il ne voulut pas démériter et força l’allure. Ainsi, ils arrivèrent à l’endroit où l’autre avait disparu juste à temps pour le voir s’approcher d’une maison solitaire, entourée de quelques arbres et d’un jardin de curé qui se trouvait immédiatement sous l’épaulement de la lande. C’était là sa destination : il frotta ses semelles au grattoir de la porte et entra sans frapper comme chez lui.
— C’est... c’est la maison du galérien, émit Adam. C’est pas possible qu’un brigand habite chez nous ? Elle nous appartient, cette bâtisse.
— Je sais mais, si j’ai bien compris, Père l’a louée à ces dames respectables, entortillées de crêpe jusqu’aux sourcils, qui m’ont intrigué hier à l’église. Maintenant, ou bien elles ne savent rien de ce que ce bonhomme qui doit être un valet fait de ses nuits... ou bien elles ne sont pas du tout respectables ! Attendons un peu pour voir s’il va ressortir !
Ils patientèrent à l’abri d’un rocher d’où ils pouvaient surveiller l’entrée de la maison et, en effet, au bout d’un moment, ils virent reparaître celui qu’ils guettaient, mais, cette fois, il avait remplacé son chapeau par un bonnet de laine bleue. Il se dirigea vers un appentis où il prit une brassée de bûches avant de revenir sur ses pas.
— La cause est entendue ! dit Arthur. Il habite là... Rentrons à présent ! On a dû parcourir un sacré bout de chemin...
— Un peu plus d’une lieue. Ça m’étonnerait qu’on soit à l’heure pour le dîner...