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 — Aucune importance. On n’aura pas d’ennuis quand on aura mis Père au courant.

Ils prirent un raccourci indiqué par Adam. La neige ne tombait plus et, sur la mer, le ciel s’éclaircissait. Chemin faisant, Adam raconta l’histoire d’Albin Perigaud, le grand amour de leur grand-mère Mathilde Hamel, condamné aux galères pour un crime dont les deux amoureux avaient été témoins, revenu au bout de dix ans grâce à son courage qui lui avait valu l’estime d’un grand chef. Adam expliqua comment, finalement, le galérien avait vengé Mathilde assassinée par le même Nerville en entraînant le misérable dans une mort abominable23.

La cloche des Treize Vents tintait pour la seconde fois appelant les retardataires à table quand les deux garçons franchirent le perron sur lequel on avait jeté du sel après en avoir balayé la neige. Dans le vestibule, le maître et le docteur Annebrun étaient à se laver les mains tout en parlant avec animation. Les arrivants purent entendre les dernières phrases :

 — Ces gens-là ont un vrai talent pour effacer leurs traces, disait le médecin. A croire qu’ils ont appris ça chez les Indiens.

 — Il y a de tout parmi les gens de sac et de corde qui hantent les bois. Il peut y avoir un ancien de la guerre d’Indépendance américaine. Ce qui d’ailleurs ne nous apprend rien. Il doit tout de même exister un moyen de les dénicher !

 — Nous, on vous en apporte peut-être un, claironna Arthur ! Regardez ce qu’Adam a trouvé près de la pierre levée ! Donne ton couteau, Adam, et raconte ton histoire !

Galvanisé par la réussite de l’expédition, le jeune garçon ne se fit pas prier et s’exécuta sans trop se soucier du sourcil désapprobateur de son père quand il commença le récit de sa nuit de Noël. Quelque chose lui disait que l’orage en train de s’amonceler n’éclaterait pas sur sa tête étant donné l’intérêt de sa confession. Arthur, d’ailleurs, surveillait le visage de Guillaume, prêt à intervenir en cas de besoin, mais celui-ci laissa son fils aller jusqu’au bout sans l’interrompre. Pendant ce temps, Pierre Annebrun examinait le couteau.

Quand ce fut fini, il le tendit à Tremaine, faisant remarquer que la rouille qui le maculait provenait sans doute de sang séché. Cependant, Adam levait sur son père le regard plein d’innocence du petit chien qui attend un sucre.

 — Il y a un des brigands à la maison du galérien, Père, j’en suis certain ! Il faut que nous allions l’arrêter tout de suite !

 — Et sous quel prétexte, s’il te plaît ? D’abord, je ne suis pas gendarme et ensuite on n’arrête pas les gens sans preuve...

 — Mais ce couteau en est une ! s’écria Arthur, et le docteur vient de dire qu’il est taché de sang... Et si nous agissons...

 — Comment savoir si c’est le sang d’un homme ou celui d’un animal ? coupa Guillaume. Maintenant, cessez un peu de dire « nous » et écoutez-moi, les garçons ! Ce que vous avez découvert est d’une grande importance et pour cela vous méritez des éloges, en dépit du danger que vous avez couru inconsidérément. Mais votre rôle s’arrête là et il n’est pas question — vous m’entendez bien ? — de continuer à jouer les limiers de police ! C’est compris ?

 — Père, protesta Arthur, ne pouvez-vous nous laisser...

 — Il ne peut en être question. Alors je répète : c’est bien compris ?

Les deux gamins échangèrent un coup d’œil navré mais, sentant que la moindre discussion serait hors de saison, ils abdiquèrent d’une même voix :

 — C’est compris !

 — Maintenant allez vous rendre présentables. Miss Tremayne est déjà au salon en compagnie de M. Niel. Ne vous faites pas attendre... Ah, j’oubliais ! On ne parle pas de votre aventure pendant le repas ! J’entends ménager la sensibilité des dames ; surtout celle d’Élisabeth qui garde un horrible souvenir de ce qu’elle a vu chez les Mercier.

On n’en parla donc pas. En fait, les convives se contentèrent la plupart du temps d’écouter Lorna, encouragée d’ailleurs par François Niel que sa verve amusait. Frais comme l’œil, le Canadien semblait parfaitement remis de sa « cuite » de la veille qui ne lui laissait apparemment aucune trace : il ne perdait pas un coup de dents et buvait sec.

La jeune femme se montrait intarissable au sujet de Paris où elle s’était semble-t-il beaucoup amusée, où une vie mondaine encore plus folle qu’à Londres se développait au rythme de la valse, la dernière danse qui faisait fureur. Elle avait couru les marchandes de frivolités, les restaurants à la mode et les théâtres, entendu chanter Mme Dugazon, applaudi le grand Talma, assisté à la première représentation d’Iphigénie en Aulide, au Théâtre-Français, où une débutante éclatante, Mlle George, tenait le rôle principal :

 — Toute la salle a pu remarquer que le Premier consul s’intéressait fort à elle et l’on prétend même qu’elle a fini la nuit au palais de Saint-Cloud...

A cet instant, Guillaume, qui profitait de ce bavardage pour s’absorber dans ses pensées, dressa l’oreille et intervint brusquement :

 — Veuillez m’excuser, ma chère Lorna, mais je ne suis pas certain que ce genre de potin convienne aux oreilles d’une toute jeune fille. Vous avez certainement bien d’autres détails à nous apprendre sur le général Bonaparte puisque, chez M. de Talleyrand, vous avez approché son entourage.

 — Je ne le trouve pas très intéressant ! Je crains même qu’il ne soit fort ennuyeux ! En dépit de ses incartades sentimentales, il semble vouloir moraliser la France. Si on le laisse faire, la vie à Paris va devenir accablante. Déjà il est hostile aux robes trop transparentes et commence à traquer les fortunes trop récentes... Comme tous les parvenus, il est fort épris de respectabilité.

 — Étant donné les excès du Directoire, il me semble que ce serait plutôt une bonne chose ? dit Pierre Annebrun. Il songerait à faire rénover la capitale dont les rues et les bâtiments ont souffert de la Révolution. En outre, depuis la création de cette étonnante exposition commerciale et industrielle où ont été couronnés l’horloger Breguet, l’éditeur Firmin Didot et le fabricant de crayons Conté, il s’intéresse de près à ce qui concerne les travaux d’art et l’évolution du commerce. C’est plutôt bien pour un militaire ?

 — Mais cela ne présente aucun intérêt pour une femme. Imaginez que...

Guillaume cessa d’écouter. Il venait de prendre une décision, celle de se rendre dès cet après-midi chez les demoiselles Mauger sous un prétexte quelconque. N’étaient-elles pas ses locataires ? Tandis que l’on prenait le café au salon, il en fit part au docteur qui se montra un peu contrarié : il aurait aimé l’accompagner mais il avait une consultation assez chargée.

 — De toute façon, je ne t’aurais pas emmené. Il vaut mieux que ma visite garde un caractère naturel : celui d’un propriétaire soucieux du bon état de ses maisons...

Annebrun fit la grimace :

 — Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne me plaît pas que tu y ailles seul ! Fais-toi accompagner par ton ami Niel. Il pourrait t’attendre dehors ?

 — Non. J’ai de l’occupation pour lui : je souhaite qu’il s’occupe de ma nièce. Tout à l’heure déjà, elle m’a demandé de lui faire faire le tour du domaine. Je m’excuserai mais je ne tiens pas à la laisser en tête à tête avec mon Élisabeth qui se montre tout juste polie avec elle.

Contrairement à ce qu’attendait Tremaine, François ne parut pas autrement ravi du rôle qu’on lui réservait, en dépit de la parfaite entente qui semblait régner entre lui et la jeune femme. Son aimable figure ronde s’allongea même un peu :

 — C’est que... je comptais demander à ton cocher de me conduire chez cette adorable Mme de Varanville. Elle m’a dit hier qu’elle me recevrait avec plaisir et je me faisais une joie de... d’aller...