Il bredouillait, presque malheureux, et Guillaume eut du mal à cacher sa surprise : décidément, sa chère Rose faisait des ravages ! Lui-même, avant l’arrivée de Lorna, songeait à elle avec plus que de la tendresse et voilà que ce bon François en était tombé amoureux ! Il n’y avait pas à se tromper sur ce regard d’épagneul déçu. Il entoura d’un bras compréhensif les épaules de son ami :
— Je suis désolé, François, mais il faut que tu me rendes ce service ! Varanville et sa châtelaine ne s’envoleront pas et tu m’as promis de rester ici un bon mois. Tu pourras y aller demain. Je te raconterai ce soir ce que je vais faire tantôt. Il s’agit des assassins dont nous avons parlé. J’ai peut-être une piste...
Tout de suite, François oublia sa déconvenue. Une affaire aussi grave méritait toute priorité. Il proposa, bien sûr, d’accompagner Guillaume mais celui-ci l’assura qu’il serait plus utile en s’occupant de la belle Anglaise dont, pour l’instant, il se trouvait un peu encombré.
Celle-ci prit assez mal les regrets que lui exprimait Guillaume. Sûre d’elle-même et d’une beauté dont elle avait toutes les raisons de ne jamais douter, elle se sentait froissée de ce qu’elle considérait comme une insupportable désinvolture, et ne put se tenir de l’exprimer :
— Est-ce ainsi que vous traitez vos invités ? Il me semble que s’occuper d’eux est la moindre des choses. Or vous avez disparu toute la matinée et vous vous disposez à recommencer ! En vérité, j’espérais plus de galanterie ! Et aussi... que nous pourrions être un peu seuls !
Agacé, il eût peut-être répondu qu’il ne l’avait pas invitée, qu’il était maître de son temps comme de ses actions et que la galanterie n’était pas vraiment de saison, mais le désappointement mettait des larmes aux yeux de la jeune femme. C’était sans doute excessif, mais il eut un bref sourire, prit sa main et baisa le bout de ses doigts.
— Ne jouez pas les enfants gâtées, ma chère ! Vous agissez comme une petite fille à qui l’on refuse une sucrerie. Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain. A moins, ajouta-t-il, que vous n’ayez plus que peu d’heures à nous accorder ? Ce qui serait dommage.
Le ton léger sous-entendait tellement qu’il ne regretterait pas de la voir partir que Lorna rougit, serra les lèvres sans rien ajouter, tourna les talons avec un haussement d’épaules et alla demander à Élisabeth une nouvelle tasse de café. Retenant un soupir de soulagement, Guillaume s’esquiva, heureux d’échapper au sourd malaise qu’il éprouvait en sa présence. Sa ressemblance avec la bien-aimée disparue le blessait et l’enchantait lui donnant, tour à tour, l’envie de la jeter dehors ou de la prendre dans ses bras.
« Rien de tel qu’une bonne chevauchée pour se remettre les idées en place ! » pensa-t-il en se dirigeant à grands pas vers ses écuries.
Un soleil un peu pâlot était en train d’accomplir la prédiction de Daguet : la neige fondait rapidement, laissant seulement un peu plus de boue sur les chemins. Néanmoins, le maître-cocher, qui détestait sortir ses bêtes par mauvais temps, fit toute une histoire pour lui donner un cheval. La neige fondait, c’était entendu, mais il y avait gros à parier qu’elle reviendrait dans la soirée :
— Je serai rentré avant la nuit, vieux tyran ! Je vais seulement jusqu’à Morsalines...
— Très bien, mais vous n’aurez pas Sahib. Je vous donne Rollon qui est moins vif mais qui a le pied aussi sûr qu’un mulet !
— Va pour Rollon ! Il a meilleur caractère que vous !
Il y avait bien des mois que Tremaine n’avait pas revu la maison du galérien. Cumulant les fonctions de majordome et d’intendant, Potentin s’en occupait à la satisfaction générale. Il s’était chargé du nettoyage quand le notaire proposa de louer la bâtisse aux demoiselles Mauger. Le maître des Treize Vents s’était contenté de signer le bail. Sans véritable enthousiasme d’ailleurs, même si c’était son intérêt. Il eût assez volontiers laissé à l’abandon un logis dont il estimait qu’il ne portait pas bonheur : après Albin Perigaud, le galérien qui avait entraîné dans les sables mouvants le comte de Nerville, beau-père de Guillaume24, il y avait eu Gabriel, l’ancien valet, mort sur l’échafaud avec Agnès Tremaine dont il était le dernier amant25. Sombres souvenirs !
En revoyant la vieille maison, il pensa qu’elle méritait tout de même qu’on en prît soin : sous leur grand toit de schiste, ses murs solides ne manquaient pas de charme en dépit de l’hiver qui avait défleuri le jardin, toujours bien ordonné avec ses carrés potagers encadrés de petit buis, ses rosiers rustiques, ses groseilliers et ses poiriers en quenouille. Quant au fuchsia géant dont les branches tordues escaladaient la façade, il l’enveloppait d’un capricieux dessin qui avait l’air tracé à l’encre de Chine. C’était l’un des plus grands d’une région qui en comptait beaucoup grâce à la douceur du climat.
Quand revenait le printemps c’était une véritable fête pour les yeux...
Au moment où Guillaume attachait Rollon à la barrière, un homme sortit de la maison et traversa le jardin à sa rencontre. C’était assurément celui que les enfants avaient décrit : sa mine patibulaire à souhait faisait grand honneur à leur sens de la description ! Le langage fut aussi peu avenant que le reste :
— Qu’est-ce que vous voulez ? aboya le personnage.
— Je ne sais pas qui vous êtes, l’ami, mais vous auriez besoin d’apprendre les manières ! Je suis M. Tremaine, le propriétaire de cette maison, et je désire voir Mlles Mauger. Je suppose qu’elles sont chez elles ?
— J’en sais rien.
— Vraiment ? Alors il faut croire qu’ici les rideaux bougent sans qu’on y touche. S’il y a des esprits, je vous conseille l’eau bénite...
Tout en parlant, il s’avançait tranquillement le long de l’allée, aussi peu impressionné que possible par la carrure de l’homme qu’il s’apprêtait à écarter lorsqu’une silhouette féminine s’encadra dans le chambranle de la porte : une petite femme vêtue de noir sous un tablier bleu se hâtait de chausser des sabots puis s’élançait sur le chemin boueux en donnant tous les signes d’une vive agitation et en poussant de véritables clameurs :
— Vierge bénie ! Mais c’est M. Tremaine !... Voyons, Urbain, ôtez-vous de là ! Vous ne prétendez pas barrer le passage à M. Tremaine ? Quand donc apprendrez-vous à reconnaître les personnes de qualité ? Entrez, monsieur Tremaine !... Entrez, je vous prie !
Un peu abasourdi par cet accueil tonitruant dont il se demanda s’il n’était pas destiné à annoncer sa présence aux alentours, il salua la vieille fille avec beaucoup de politesse mais sur le même mode :
— C’est bien à Mlle Célestine Mauger que j’ai l’honneur de m’adresser ? brailla-t-il avec tant de vigueur qu’elle recula comme s’il lui avait allongé une gifle.
— Pardonnez-moi, monsieur Tremaine, mais je ne suis pas sourde, fit-elle d’une voix normale. Est-ce que par hasard vous le supposeriez ?
— Peut-être ! N’ayant jamais eu l’avantage de m’entretenir avec vous mais sachant que vous avez eu beaucoup à souffrir au temps des troubles, je pensais en vous entendant vous écrier ainsi que ce pouvait être possible !
Elle eut un petit rire un peu fêlé, cependant que son visage, où tout, à l’exception des yeux sans couleur définie, était uniformément gris, rougissait brusquement :
— Pardonnez-moi ! Je crois que je ne m’en suis pas rendu compte. Voyez-vous, tous ces jours j’ai souffert d’un mal qui m’a rendue aphone et j’ai eu à forcer ma voix pour me faire entendre. La guérison a dû arriver sans que je le sache et je me suis mise à crier. Par ici, s’il vous plaît ! Je vous montre le chemin...