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 — C’est tout de même choisir un bien grand isolement. Il est vrai que vous avez un valet capable de vous défendre. Il paraît solide si sa mine n’est pas vraiment rassurante.

 — Urbain ? C’est le meilleur garçon du monde en dépit de son aspect rébarbatif. J’ajoute qu’il est plus un chien de garde qu’un valet. Nous l’avons connu au temps de notre malheur dans la ferme où l’on nous avait recueillies. Il s’est attaché à Eulalie. Elle est si douce... si résignée ! Il se ferait tuer pour elle. A présent, monsieur Tremaine, je vous prie de m’excuser : la tisane est infusée à point et je dois la monter. Merci de votre sollicitude mais je pense que tout ira bien et que le toit ne nous tombera pas sur la tête. Je vous donne le bonsoir !

C’était un congé en bonne et due forme. Elle avait posé la tisanière sur un petit plateau à côté d’un pot de miel et, passant devant Guillaume avec un petit salut de la tête, elle retourna vers l’escalier. Songeur, celui-ci reprit son chapeau, ses gants, sa canne et sortit de la maison. Il traversa le petit jardin sans rencontrer personne. L’aimable Urbain ne se montra pas, ce que Guillaume ne regretta guère.

Avant de se remettre en selle, il jeta un dernier regard à la maison du galérien dans l’espoir de surprendre un détail susceptible d’éclairer un peu l’énigme qu’elle lui posait.

A y bien réfléchir, pourtant, il n’y avait aucune raison de soupçonner ces deux malheureuses. Si le « meilleur garçon du monde » faisait partie de la bande d’assassins qui s’abritait sous le fantôme de Mariage, elles n’étaient pas obligées de le savoir. Et, si elles le savaient, qui pouvait dire si le véritable maître n’était pas cet Urbain, capable de terrifier deux vieilles filles ? Mais la façade grise sous son enchevêtrement de branches demeura muette. Tournant la tête de son cheval, il repartit au pas.

C’est alors qu’il découvrit la cavalière...

Enveloppée d’une grande mante noire qui s’étalait sur la robe sombre du cheval et semblait la prolonger, le capuchon sur les épaules découvrant sa belle tête fière auréolée de flammes, Lorna se tenait immobile sous un arbre penché, un sourire de défi aux lèvres.

En l’apercevant, Guillaume laissa la colère l’envahir. Cette femme insupportable tombait bien : elle allait le soulager de la contrainte qu’il venait de s’imposer !

Lorna vit sa figure devenir rouge sombre, devina qu’elle n’était pas vraiment bienvenue mais, indifférente en apparence, elle poussa sa monture vers lui. Cependant, elle se raidit un peu contre la salve qu’il ne manquerait pas de tirer. Et qui ne tarda guère. La voix de bronze tonna :

 — Qui est-ce qui vous a permis de m’espionner ? Avez-vous au moins une raison valable pour justifier votre présence ici ?

 — Aucune si l’on s’en tient à votre point de vue, mais c’est vrai que je vous espionnais. Pour m’avoir montré tant de désinvolture et être si pressé, il fallait, selon moi, que vous alliez voir une femme.

 — Et en admettant que ce soit le cas ? Voulez-vous me dire en quoi ma vie privée vous regarde ?

Elle eut un lent sourire, ferma à demi ses longues paupières et repoussa de la main une mèche que le vent rabattait sur son front.

 — Cela peut paraître étrange mais il me semble, à moi, qu’il est tout naturel que je m’occupe de vous. Les liens qui vous unissaient à ma mère étaient tellement forts ! La mort n’a pas pu les rompre tout à fait puisque je suis là pour les ressaisir.

Guillaume fit avancer Rollon jusqu’à ce que sa jambe bottée frôlât la jupe de la jeune femme, puis lâcha brutalement :

 — Marie a été le seul amour de ma vie et j’étais son amant. Vous n’espérez pas prendre sa place, j’imagine ? Vous n’êtes que ma nièce et, croyez-moi, j’aimerais mieux oublier que je dois ce lien familial au traître qui a vendu Québec aux Anglais ! Ce qui a fait de vous une Anglaise par-dessus le marché !

 — Je sais, vous détestez les Anglais, mais ne généralisez pas !

 — Mon opinion est établie depuis trop longtemps pour qu’elle change jamais ! Quant à vous, ma belle, ne rêvez pas ! Marie était unique ! Elle le restera... J’espère ne pas être obligé de me répéter !

 — Il n’est jamais bon de me mettre au défi, Guillaume, mais je ne déteste pas votre attitude revêche. Notre grand Shakespeare à écrit : « Le cœur bat plus délicieusement à relancer un lion qu’à faire lever un lièvre... »

 — Je n’ai jamais lu Shakespeare. En outre, cette conversation me déplaît. Finissons-en !... Au fait, non, pas encore ! Qui vous a permis de prendre Selim ? Pour rien au monde Daguet n’aurait accepté qu’il sorte sans mon ordre formel. Vous avez... assommé mon chef cocher ?

Elle eut un petit rire très insolent.

 — Pas le moins du monde : je l’ai remis à sa place tout simplement. Les gens de mon rang n’ont que faire des criailleries d’un vieux valet atrabilaire. Je lui ai dit que j’allais vous rejoindre et, puisqu’il s’y refusait, j’ai harnaché moi-même. Vous pouvez constater que je sais m’y prendre.

 — C’est possible, mais ce cheval est celui d’Arthur. S’il lui était arrivé quelque chose, il en aurait eu un vif chagrin... et moi je vous aurais jetée dehors ! C’est peut-être d’ailleurs ce que je vais faire. Prosper Daguet est l’un de mes trois plus anciens serviteurs et je ne tolère pas qu’une pécore s’adresse à lui comme à un valet !

 — Vous perdez la raison. Jamais personne n’a osé me traiter de pécore et...

 — Il y a un commencement à tout et j’ai d’autres qualificatifs qui vous conviendraient tout aussi bien. A présent, rentrons, Miss Tremayne ! Vous pourrez dire à Kitty de préparer vos bagages. Peut-être, d’ailleurs, n’a-t-elle pas encore tout déballé ce qui serait autant de gagné : demain j’aurai le regret de vous mettre en voiture.

Cette fois, elle pâlit. Le masque contracté de Tremaine, ses yeux devenus aussi durs qu’une pierre traduisaient trop bien une exaspération qu’elle devinait dangereuse. Elle sentit qu’elle était allée trop loin et que si elle ne parvenait pas à l’apaiser, il mettrait sa menace à exécution. C’en serait fini alors des projets qu’elle mûrissait depuis leur première rencontre. Il ne lui resterait plus qu’à regagner l’Angleterre pour y devenir enfin la plus désenchantée des duchesses, mais cela elle ne le voulait à aucun prix.

D’un geste péremptoire, Tremaine saisit la bride du cheval pour l’entraîner sur le chemin du retour. L’idée de rentrer en laisse aux Treize Vents où elle souhaitait régner fut plus que n’en pouvait supporter Lorna. Elle éclata en sanglots et s’efforça de retenir sa monture :

 — Arrêtez, je vous en prie !... Je... je vous demande pardon... mais ne me renvoyez pas ! En souvenir de ma mère, ne me faites pas cet outrage ! Songez... qu’il atteindrait Arthur...

Il s’arrêta.

 — C’est un peu facile de vous abriter derrière lui ! Vous savez que je l’aime...

 — ... et je sais, à présent, que vous me détestez, mais laissez-moi rester encore un peu auprès de lui, auprès de vous. Je me suis rendue insupportable, je m’en rends bien compte.

 — Indiscrète, surtout, et je ne supporte pas l’indiscrétion ! Oh ! et puis cessez de pleurer ! Je déteste les larmes ! Naturellement, vous n’avez pas de mouchoir ? ajouta-t-il en l’entendant renifler.

 — N... on, je suis partie... un peu vite !

Pour toute réponse, il lui tendit le sien et la regarda essuyer ses yeux, se moucher. Elle ressemblait tellement à une petite fille grondée qu’il sentit sa colère s’apaiser en même temps qu’un souvenir venu de très loin remontait des profondeurs de sa mémoire : celui de Marie-Douce quand elle était petite. Un matin, à Québec, la fillette, accusée à tort par sa mère d’avoir cassé un vase — le chat favori de Mme Vergor du Chambon était le coupable — , avait traversé la rue en courant pour se réfugier dans les bras de son ami Guillaume. C’était la première fois qu’il la voyait pleurer et il en avait été bouleversé.