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 — Je crains qu’elle n’ait été fort mal élevée, Mademoiselle. Lady Marie, continuellement aux prises avec sa propre mère, était bien incapable de dompter une nature aussi indépendante mais je peux assurer à Mademoiselle qu’elle n’est pas méchante. Un peu folle peut-être !

Qu’elle le fût un peu ou complètement importait peu à la fille d’Agnès, bien décidée à entrer en lutte ouverte avec l’intruse. En la voyant rentrer escortée de son père, elle eut un battement de cœur rempli d’espoir : la belle dame avait pleuré ! C’était écrit en toutes lettres sur sa figure et très certainement Guillaume l’avait malmenée.

Hélas, la consolante pensée d’une rupture mourut à peine née : de toute évidence la paix était signée. En outre, avant de monter dans sa chambre, Lorna s’approcha d’elle :

 — Nos relations ont bien mal commencé, dit-elle en regardant Élisabeth droit dans les yeux, et je crains d’en être entièrement responsable. Pour cela, je vous offre des excuses comme j’en ai offert tout à l’heure à votre père. Voulez-vous que nous reprenions depuis le début ? Je serais tout à fait désolée que vous gardiez de moi un mauvais souvenir...

Elle tendait une main grande ouverte et son regard était clair. Même si elle n’était pas entièrement convaincue, Élisabeth admit qu’elle était battue et qu’une attitude courtoise s’imposait... d’autant que ce souci du souvenir que l’on pourrait garder d’elle était plutôt encourageant. La visite ne serait pas longue !

 — N’en parlons plus ! dit-elle avec un sourire. Je suis moi-même un peu vive et j’ai conscience de m’être montrée peu hospitalière. C’est une faute grave dans notre Normandie. Je me bornerai donc à vous souhaiter la bienvenue aux Treize Vents ! A présent, allez vite vous changer, je vous en prie ! Vous êtes mouillée et il serait tellement regrettable que vous tombiez malade !

Tandis que Lorna gagnait l’escalier, Guillaume qui observait la scène du coin de l’œil vint prendre sa fille par le bras :

 — Bravo ! C’était très bien et je suis fier de toi... bien que je sache parfaitement pourquoi tu serais si désolée qu’elle tombe malade. Difficile de souhaiter bon voyage à une agonisante, n’est-ce pas ?

Élisabeth rougit mais se mit à rire et donna une petite tape sur la main de son père :

 — Dieu que vous êtes insupportable, Papa, avec votre manie de toujours chercher des sous-entendus !

 — Je n’ai pas raison ?

 — Si, bien sûr !... mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Sérieusement : combien de temps pensez-vous que nous allons la garder ?

 — Tu ne l’aimes vraiment pas, hein ?

 — Non, je le regrette ! Vous savez comme il m’est difficile de revenir sur ma première impression et hier, elle a été détestable. J’espère que je ne vous fais pas de peine, ajouta-t-elle avec un petit sourire contrit.

 — Aucune. Moi aussi je souhaite son départ. Je crois pourtant qu’il va nous falloir un peu de patience. Elle désire que je la conduise à la maison qui était celle de sa mère près de Port-Bail.

 — Mais... est-ce qu’elle n’appartient pas à Arthur maintenant ?

 — Oui, mais elle veut la voir. Une espèce de pèlerinage en quelque sorte ! Tu dois comprendre qu’il m’est impossible de le lui refuser...

 — Quand pensez-vous y aller ?

 — Après le 1er janvier, bien sûr. M. Niel doit regagner l’Angleterre vers le 10 ou le 15. Le mieux serait qu’ils voyagent ensemble.

 — Vous avez là une excellente idée...

De cette conversation à cœur ouvert, Élisabeth sortit un peu rassurée. Dès l’instant où son père partageait son antipathie et ses préventions, tout était pour le mieux, mais le soulagement, hélas, fut bref.

A l’aube suivante, la maison se retrouvait assiégée par la neige et enfermait ses habitants dans une intimité forcée. La peur insidieuse ressentie par Élisabeth lors de l’arrivée de sa cousine reprit peu à peu possession de son esprit : Lorna, toujours habillée de façon exquise en jouant de velours noirs, de mousselines ou de dentelles neigeuses et de satins irisés d’un ravissant gris clair, semblait s’épanouir comme une fleur de serre dans cette atmosphère calfeutrée.

Sitôt que l’occasion lui en était offerte, elle s’attachait aux pas de Guillaume, demeurant avec lui de longues heures dans la bibliothèque, se faisant montrer les plus précieux de ses livres — des éditions rares qu’un libraire parisien lui procurait — et lire des passages à haute voix, Guillaume s’interrompant de temps à autre pour allumer sa pipe ou aller chercher à la cuisine une tasse de café ou un peu de cidre chaud. Elle se comportait en nièce affectueuse, sans plus, mais en s’annexant ainsi les menus privilèges d’Elisabeth, elle entretenait une colère latente au cœur de celle-ci. Il lui arrivait parfois aussi de chanter en s’accompagnant à la harpe : sa voix souple, chaude bien que légèrement voilée, n’était pas la moindre de ses séductions et il fut vite évident que Guillaume aimait l’écouter.

Cependant elle se montrait d’autant plus charmante envers la jeune fille qu’elle la sentait se raidir. Avec les garçons, elle plaisantait volontiers, jouait aux échecs ou au tric-trac, allant même jusqu’à les défier pour une bataille de boules de neige dont elle rentra aussi mouillée que Jeremiah Brent, son partenaire et plus rayonnante que jamais.

De toute évidence, le jeune précepteur sentait revivre les sentiments passionnés qu’il avait cru étouffer en mettant entre eux la largeur de la Manche. Elle le traitait en ami, le taquinait gentiment et le malheureux retombait peu à peu au pouvoir de la sirène, frissonnant de joie quand les beaux yeux dorés posaient sur lui l’un de ces regards caressants qu’elle semblait réserver à Guillaume.

Bien loin de s’en trouver agacé, celui-ci s’habituait visiblement à cette présence soyeuse et parfumée qui faisait entrer dans sa vie plutôt austère un élément d’autant plus séduisant qu’il joignait à la douceur des souvenirs la nouveauté, presque exotique. Sans bien s’en rendre compte, il respirait avec un plaisir croissant cette féminité délicate et raffinée qui lui rappelait celle de Marie-Douce.

Seuls avec Elisabeth, Potentin, Mme Bellec et François Niel échappèrent à l’emprise de l’enchanteresse. Les deux premiers parce qu’ils demeuraient sous l’influence de leur bizarre aventure du soir de Noël et parce que leur âge, leur expérience aussi leur permettaient de lire presque à livre ouvert dans le jeu de celle qu’ils appelaient la « belle dame » avec une intraduisible nuance de défiance et de mépris. Quant au Canadien, définitivement captif du charme de Rose, il enrageait de se voir cloué aux Treize Vents alors qu’il brûlait de courir à Varanville afin de contempler l’objet de son amour dans son décor familier. Laissant Guillaume et Lorna à leurs causeries intellectuelles, il se réfugiait à la cuisine pour y apprendre de Clémence le plus de détails possible sur sa bien-aimée. Et il restait là pendant des heures, les pieds sur les chenets, la pipe au bec, à boire du vin chaud, à grignoter des pâtisseries et, quand il ne parlait pas de Rose, à évoquer le beau Québec dont il était toujours si fier mais qui, à présent, lui posait un problème secret : s’il arrivait à toucher le cœur de la jolie veuve et à obtenir sa main, consentirait-elle à le suivre jusque là-bas, à quitter une maison, un pays auxquels tous s’accordaient à la dépeindre profondément attachée ? Il en doutait un peu, l’excellent homme, sachant bien que son charme personnel n’avait rien de ravageur et la balance guère de chance de pencher de son côté. D’autre part, il admettait volontiers qu’il lui serait quasi impossible de tout quitter pour venir vivre en Cotentin où il n’aurait pas grand-chose à faire.