Sans doute lui faudrait-il beaucoup de patience et beaucoup d’ingéniosité. Peut-être un partage du temps serait-il possible ? Toutes ces pensées tournaient dans sa tête mais présentaient au moins le mérite d’user les heures...
Le premier jour de janvier — 1803 — , une brise adoucie souffla de la mer et tout le pays se mit à fondre goutte à goutte d’abord puis à grands coups de paquets de neige tombant des branches ou des toits avec un bruit mat. François se frotta les mains : il avait une chance d’aller demander respectueusement à Mme de Varanville la permission de l’embrasser sous le gui. Rien qu’à cette idée, il en tremblait d’émotion...
Dès le matin l’air s’emplit de voix d’enfants : ceux de la Pernelle et de Rideauville qui allaient de maison en maison offrir leurs vœux du « jou d’l’ain » dans l’espoir de recevoir en échange quelques piécettes ou bien des gâteries. Ils chantaient à pleine gorge ce que l’on appelait les « chansons de quête » et qui voulait être béni du Ciel se devait de les accueillir.
Ils n’auraient eu garde d’oublier les Treize Vents qui, avec le manoir d’Ourville et celui d’Escarbosville, étaient les plus grandes demeures de l’endroit. Aussi Clémence Bellec, sachant ce que l’on attendait d’elle, consacrait presque tout son temps, la veille, à préparer des galettes, des craquelins, des gâteaux de toutes sortes, sans oublier les bourdelots, ces poires enrobées de pâte croustillante dont tout ce petit monde se montrait friand. Avec de la crème fraîche et du sucre, elle confectionnait aussi des caramels agrémentés de café ou de noisettes concassées qui, même s’il avait fallu creuser la neige avec les mains pour arriver dans sa cuisine, lui auraient valu la visite des petits quêteurs tant ces bonbons étaient succulents ! De son côté, Guillaume leur distribuait à chacun une pièce d’argent et, pendant un bon moment, le vestibule au lustre duquel pendait la boule de gui enrubannée retentissait des vœux de « Bonne Année et surtout Bonne Santé ! » qui étaient de tradition.
Une autre tradition, affectueuse celle-là, voulait que les Tremaine allassent en chœur présenter leurs vœux à Tante Rose. On ne prenait alors qu’un repas léger vers onze heures puis l’on s’embarquait pour Varanville où un confortable goûter était préparé. Le retour avait lieu au crépuscule mais on rentrait toujours aux lanternes parce que l’on s’arrêtait un instant dans les maisons égrenées sur le chemin pour distribuer encore quelques souhaits.
Ce matin-là et après que les enfants se furent éloignés, Élisabeth courut après son père qui se rendait aux écuries. Elle le rattrapa à mi-chemin :
— Comment allons-nous faire aujourd’hui ? demanda-t-elle.
Il la regarda surpris :
— Faire quoi, mon cœur ?
— Mais... pour aller à Varanville ? Nous n’allons pas emmener toute la tribu embrasser Tante Rose, Alexandre et les petites ?
— Tribu ? fit Guillaume le sourcil interrogateur. Qui entends-tu par là ? Arthur ?
— Vous savez bien que non : c’est mon frère et sa place est avec nous.
— Bien. Alors est-ce que, par hasard, tu refuserais à ce bon François une joie qu’il attend depuis une semaine : offrir ses hommages à notre charmante Rose ?
— N... on ! Mais enfin, il me semble que seule la famille...
— Cesse de tourner autour du pot, Elisabeth ! Ça ne te ressemble pas ! Tu ferais mieux de me dire tout net que tu n’as aucune envie d’emmener Lorna à Varanville. Invoquer la famille me paraît mal choisi : elle est tout de même ma nièce et ta cousine.
— C’est vrai. Aussi je préfère rester ici avec elle parce que je suis certaine que sa venue gâcherait le plaisir de Tante Rose !
— En voilà une idée ! Elle est l’hôtesse la plus gracieuse et la plus accueillante que je connaisse. Pourquoi donc serait-elle seulement contrariée ?
— Parce que vous laissez prendre à la chère cousine des airs de propriétaire qui, peut-être, lui déplairaient... la... blesseraient... que sais-je ? Oh, Papa, ne faites pas l’idiot !...
— Élisabeth !
— Mais c’est vrai ! Comme si vous ne saviez pas que Tante Rose vous est... très attachée ! Et vous voulez installer à sa table cette flamboyante personne qui ne se gêne pas pour vous dévorer des yeux ? Il y a des choses qu’on ne fait pas quand on s’appelle Guillaume Tremaine... et que l’on est mon père !
Assez surpris du ton déterminé de sa fille, Guillaume se contenta de répondre :
— Et que proposes-tu ?
— Je vous l’ai dit. Allez avec les garçons... et M. Niel porter les fleurs à Tante Rose. Moi, je reste ici sous le prétexte d’une indisposition... et je vais demander à Lorna de me tenir compagnie !...
Un instant, Guillaume enveloppa sa fille d’un regard méditatif et finalement lui sourit :
— Fais comme tu l’entends !... Tu as peut-être raison. Moi aussi je tiens beaucoup à Rose...
Tout se passa selon le souhait d’Elisabeth. Étendue sur une chaise longue derrière les fenêtres du petit salon, elle assista au départ des hommes avec un délicieux sentiment de triomphe qui contrebalançait amplement l’inconvénient d’étouffer un peu sous les lainages dont on l’avait enveloppée. François Niel surtout faisait plaisir à voir : vêtu d’une magnifique redingote du bleu de ses yeux et d’une pelisse doublée de petit-gris, presque pâle d’émotion mais l’œil étincelant, il portait comme si c’eût été le saint-sacrement le grand bouquet de lilas blanc — l’une des deux fleurs favorites de Rose — que l’on faisait pousser à son intention, tout exprès pour l’occasion, dans la serre des Treize Vents.
Lorna et Jeremiah Brent regardaient eux aussi et, bien que la jeune femme eût accepté d’assez bonne grâce de veiller sur Élisabeth, son mécontentement était presque palpable. D’autant plus que c’était Guillaume lui-même qui lui avait demandé cette faveur.
Trop intelligente pour ne pas comprendre que sa présence n’était pas souhaitée, elle enrageait d’autant plus que, durant toute cette semaine de semiclaustration, Adam, Élisabeth, Guillaume, sans compter Arthur et Jeremiah avaient eu tout le temps de lui vanter la grâce, le charme, la vitalité et les nombreuses qualités de Mme de Varanville. Elle détestait cette Rose sans la connaître et regrettait fort de n’avoir pu l’affronter sur son propre terrain. Il y avait de la tendresse dans la voix de Guillaume quand il en parlait. Cela ne se pouvait supporter ! Sans doute faudrait-il agir plus tôt que prévu.
Décidée à jouer son rôle de malade avec conscience, Élisabeth choisit de s’endormir. Ou tout au moins de faire semblant, ce qui la dispensait de la conversation. Lorna se rabattit sur le jeune Brent, qui ne demandait pas mieux d’ailleurs, et entreprit de le tyranniser histoire de trouver les heures moins longues. Elle n’eut guère le temps d’exercer ses caprices...
La voiture avait disparu depuis une vingtaine de minutes à peine quand le cabriolet du docteur Annebrun déboucha en trombe de la grande allée et s’arrêta au perron. Élisabeth, qui avait relevé les paupières au bruit des roues sur le gravier, ouvrit des yeux énormes en voyant que la légère voiture était pleine. Arthur et Adam s’y entassaient avec les deux petites Varanville, Victoire et Amélie dont les yeux rouges disaient assez qu’il se passait chez elles quelque chose de grave.
Instantanément elle fut debout, rejetant ses couvertures et ne gardant qu’une écharpe de laine qu’elle enroula autour de son cou en courant à leur rencontre :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?... Où sont Père et M. Niel ? s’écria-t-elle, tout de suite terrifiée et imaginant un terrible accident.