Adam, bien sûr, était aux petits soins pour la petite Amélie et Arthur faisait de son mieux pour s’intéresser aux poupées de Victoire — elle en avait apporté trois — et à ses « histoires de fille ». De ce fait, les petites Varanville ne souffraient pas trop de leur exil. D’abord elles aimaient toutes deux les Treize Vents et leurs habitants et puis, sur la prière de Guillaume, Jeremiah Brent les acceptait durant les heures de cours en adaptant bien sûr son enseignement à leur âge et à leurs capacités. Toutes deux, par exemple, trouvaient très amusant d’apprendre l’anglais avec Arthur comme répétiteur...
Seule, au milieu de ce concours de bonne volonté, Lorna vivait à l’écart. D’autant plus maussade qu’au fond elle se reprochait une peur qu’elle ne parvenait pas à vaincre, elle ne quittait pas sa chambre où Kitty lui montait ses repas, bien décidée à n’en sortir que lorsque tout risque de contagion serait effacé. D’autant plus furieuse, bien entendu, que pas une seule fois Guillaume ne vint frapper à sa porte. Le maître des Treize Vents trouvait même un plaisir pervers à lui laisser ignorer qu’il ne franchissait jamais le seuil de Varanville.
Celui qui vint, au bout du cinquième jour, ce fut Arthur. Profondément mortifié par l’attitude de sa sœur, il ne lui cacha pas sa façon de penser :
— Je ne vous aurais jamais crue aussi lâche ! De quoi avons-nous l’air ? Mère doit avoir affreusement honte de vous !
— Jusqu’au jour de sa mort, Mère a conservé le teint le plus pur qui soit et là où elle est, elle n’a rien à craindre des atteintes de la variole. De toute façon je suis certaine qu’elle aurait eu aussi peur que moi mais qu’est-ce qu’un gamin comme vous peut comprendre aux raisons d’une jeune femme dont la beauté est la plus grande richesse ?
— Pas grand-chose peut-être si ce n’est qu’Élisabeth est nettement plus jeune que vous... et presque aussi belle, pourtant elle ne se réfugie pas dans ses armoires. En vérité Lorna je ne vous comprends pas ? Il vous était facile de vous éloigner et...
— J’ai suffisamment entendu ce genre de refrain, Arthur ! Alors je vous en prie ne l’entonnez pas à votre tour ! s’écria la jeune femme hors d’elle. Il semble que la seule préoccupation des gens d’ici soit de me jeter dehors... même vous ! Je croyais que vous m’aimiez ?
Ému par la petite fêlure qu’il crut discerner dans la voix de sa sœur, il eut un élan vers elle mais elle se réfugia derrière un fauteuil. Le côté puéril de cette retraite le fit sourire.
— Vous savez bien que je vous aime. J’ai été infiniment heureux de votre arrivée et je n’ai d’autre désir que de vous voir heureuse mais...
— Alors, laissez-moi mener ma vie comme je l’entends ! Moi aussi je vous aime... mais nous nous embrasserons plus tard !
— Comme vous voudrez ! Tâchez tout de même de sortir avant Pâques ! Sinon vous finirez par sentir le renfermé !
Et, pour se calmer les nerfs, Arthur claqua vigoureusement la porte.
Il y eut enfin un jour, béni entre tous, où en arrivant à Varanville Tremaine trouva le château sens dessus dessous. En dépit d’un vent frisquet, portes et fenêtres étaient ouvertes lâchant des fumées de soufre à croire que Lucifer venait d’emménager dans l’honnête manoir normand. Au milieu de la cour, Béline brûlait un tas de vêtements, de draps et de linge divers. En le voyant surgir, elle brandit sa grande fourche en signe de bienvenue avant de se remettre à fourgonner dans son feu :
— Monsieur Alexandre est sauvé ! cria-t-elle.
Enfin, il y eut Rose elle-même, amaigrie et pâlie mais rayonnante, qui accourut vers lui dès qu’elle l’aperçut. Il sauta de cheval juste à temps pour la recevoir dans ses bras pleurant et riant de bonheur. La fièvre était tombée et désormais le docteur Annebrun répondait de la vie du jeune homme.
Un long moment, ils restèrent ainsi serrés l’un contre l’autre au point que Guillaume pouvait sentir battre le cœur de la jeune femme. Tandis qu’elle courait vers lui, le grand bonnet qui emprisonnait ses cheveux s’était envolé, libérant leur masse soyeuse où se perdaient les mains et les lèvres de Guillaume. Bouleversé, il allait peut-être en dire plus qu’il ne fallait à cet instant où Rose n’était qu’une mère tout juste sortie de l’enfer, mais, déjà, elle se dégageait et il put voir scintiller les beaux yeux verts qui avaient retrouvé tout leur joyeux éclat.
— Venez vite à la cuisine boire un bon café ! Marie est en train de sortir une fournée de brioches. Nous allons faire la fête !
Elle prit sa main pour l’entraîner et tous deux se mirent à courir comme des enfants vers la grande salle voûtée d’où s’échappait la divine odeur du beurre chaud. Marie Gohel y bourdonnait autour de son Félicien qui, incapable de rester plus longtemps exilé, était revenu de Chanteloup au petit jour poussé par l’une de ces prémonitions comme en ont parfois les vieillards. Il y eut alors une séance d’embrassades générales à laquelle cependant ne participa pas François Niel : Rose l’avait envoyé se coucher et il allait sans doute dormir jusqu’au lendemain.
— Vous n’imaginez pas tout ce qu’il a pu abattre comme travail et le dévouement avec lequel il a soigné mon Alexandre ! C’est un homme merveilleux, Guillaume, et je ne vous féliciterai jamais assez d’avoir un ami comme celui-là ! Par contre, ajouta-t-elle en ouvrant ses mains en un joli geste d’impuissance, je ne sais pas du tout comment je pourrais le remercier.
Guillaume le savait bien, lui, et il en était un peu effrayé. Fallait-il que l’amour de François pour cette jeune femme rencontrée une seule fois fût profond pour qu’il prît de tels risques ! Pourtant, ce n’était pas à lui de révéler le secret du Canadien surtout si Rose était, comme il le pensait, à cent lieues d’imaginer quels sentiments elle inspirait à cet homme calme, placide et plutôt silencieux. Cependant il fallait répondre.
— Tel que je le connais, un simple merci devrait suffire. Pourtant si, lorsque votre maison sera redevenue elle-même, vous l’invitiez à y passer quelques jours entre votre sourire et les confitures de Marie Gohel, je crois qu’il se sentirait comblé.
Mais Rose, braquant sur lui un vert regard scandalisé, lâcha :
— Vous rêvez, Guillaume ? Il y a plusieurs jours déjà que François sait que Varanville lui est désormais grand ouvert, qu’il peut y rester aussi longtemps et y revenir aussi souvent qu’il le voudra. Après ce qu’il a fait, je serais la dernière des ingrates si je ne le considérais pas comme un véritable membre de la famille. D’autant que Marie l’adore et qu’Alexandre, peu facile à séduire cependant, lui voue une véritable affection !
Aïe !... Qu’il était donc désagréable le petit pincement que Tremaine ressentit dans la région du cœur. Incapable de l’analyser clairement, il choisit de l’ignorer pour mieux y songer lorsqu’il aurait récupéré le calme de sa tanière au milieu des livres. Et il se contenta de répondre :
— Je ne sais que vous dire, Rose. Vous trouverez bien sans moi. Après tout, il se peut qu’à présent vous connaissiez François mieux que moi. Nous avons mis tant d’années à nous rejoindre...
En quittant son amie, Guillaume emportait la curieuse — et désagréable ! — impression qu’on lui avait volé quelque chose. Il se sentait mécontent de tout, de tous et de lui-même plus encore que du reste. Pas question pourtant d’en vouloir à François : il s’était lancé au secours de celle qu’il aimait sans songer un instant qu’il pouvait y laisser la vie. En effet, Pierre Annebrun doutait fortement qu’il eût jamais contracté la variole, appuyant son diagnostic sur le fait que « ça laisse toujours une trace ou deux, cette cochonnerie ! ».