Or François possédait le visage le plus rose et le plus frais qui se pût voir. Quant à Rose comment lui reprocher d’avoir été touchée par un tel dévouement ? Sans compter que le Canadien avec ses yeux bleu gentiane, son sourire affable, sa constante bonne humeur et sa silhouette vigoureuse d’homme habitué à vivre au grand air pouvait séduire une femme : « On a le même âge, songea-t-il, alors pourquoi donc ne le préférerait-elle pas à moi ? » De ses expériences passées, il avait appris qu’une fille d’Eve cachait une large part d’imprévisible et qu’un homme normalement constitué aurait toujours du mal à s’y retrouver.
Lorsqu’il arriva chez lui, il aperçut Lorna. Elle se tenait debout derrière sa fenêtre fermée, à demi cachée par le double rideau, et il sentit croître sa mauvaise humeur. Il l’avait oubliée, celle-là, et pourtant Dieu sait qu’elle lui empoisonnait la vie ! Elle était un brandon de discorde dans sa maison et aussi dans son âme : en sa présence, il était toujours partagé entre l’envie de la battre... ou de lui faire l’amour. Il lui était même arrivé de rêver qu’il faisait les deux, ce qui constituait tout de même une curieuse attitude familiale, mais sa beauté flamboyante était de celles qui ne laissent guère indifférent. Une chose était certaine, en tout cas : le jeune Brent était follement amoureux d’elle.
Arrêtant Sahib près des écuries, Tremaine s’accorda le loisir de contempler un instant son manoir enveloppé par une bruine qui ne parvenait pas à éteindre le doux éclat des pierres blondes ni l’élégance des lignes. Une belle demeure en vérité où, en dépit des convulsions extérieures et des difficultés, il avait fait bon vivre entre les enfants et les quelques amis. La paix que l’on y goûtait lui était toujours apparue d’une qualité exceptionnelle. Cette paix, il voulait la retrouver. Après tout un homme de son âge avait le droit de vivre tranquille !
— Quelles sont les nouvelles ce matin, Monsieur Guillaume ?
Il baissa les yeux, vit Daguet à la tête de son cheval, ses yeux inquiets et la grosse ride soucieuse creusée entre ses sourcils. Du coup, il eut un peu honte : au lieu de se pencher sur ses états d’âme, il aurait mieux fait de se rappeler qu’il était un messager de joie, même s’il n’en avait vraiment pas l’air. Sa figure s’éclaira d’un seul coup :
— Les meilleures du monde, mon ami ! clama-t-il en faisant passer sa jambe abîmée — elle le gênait toujours un peu par temps humide — par-dessus l’arçon de la selle. Le jeune Alexandre est tiré d’affaire et Varanville est dans la joie.
— Pas d’autres cas ? Madame la baronne va bien ?
— A merveille ! Quant à Monsieur François et à notre Béline, l’un dort et l’autre est en train de brûler tout ce que le malade a pu toucher...
Le quadrille d’enfants accourut à sa rencontre, suivi d’Élisabeth et de Potentin. La nouvelle fut saluée par des acclamations et des larmes que la jeune fille courut cacher dans sa chambre : elle avait besoin d’être seule pour mieux laver l’angoisse accumulée durant tous ces jours. Potentin émit l’idée d’arroser de vin de Champagne le menu de ce soir que très certainement Mme Bellec voudrait à la mesure de l’événement. Cela faisait d’ailleurs partie des traditions de la maison et Guillaume approuva avec un peu d’amusement : Potentin ne perdait jamais une occasion de sortir le champagne...
Guillaume revenait vers sa maison une main appuyée sur l’épaule de chacun de ses fils quand Arthur se dégagea :
— Avec votre permission, Père, je vais aller annoncer la nouvelle à ma sœur. Il est grand temps qu’elle sorte de son repaire si elle ne veut pas se couvrir de ridicule... et continuer à vous déplaire.
— Pourquoi veux-tu qu’elle m’ait déplu ? Parce qu’elle a peur ? Qui pourrait reprocher à une jolie femme de craindre pour sa beauté ? C’est une faiblesse bien naturelle !
L’étroit visage aux traits déjà affirmés et même un peu sévères du jeune garçon s’éclaira d’un faible sourire.
— Merci de votre indulgence mais, justement, Lorna n’est pas une femme à faiblesses : elle est forte au contraire, hardie, audacieuse même quand un obstacle se présente parce qu’elle ne les supporte pas. Moi il y a d’autres choses que je n’admets pas : c’est par exemple l’offense qu’elle a infligée à Victoire et à Amélie en les traitant en pestiférées. Alors, si elle ne soupe pas avec nous ce soir, moi je ne m’assiérai plus à la même table qu’elle !
Un peu suffoqué, content aussi de la détermination du gamin, Guillaume murmura seulement :
— Comme tu voudras.
Mais, alors qu’Arthur allait escalader le perron en courant, il le rappela :
— Pour faciliter tes négociations, tu peux lui dire aussi que je suis prêt à l’emmener aux Hauvenières quand elle le désirera... et que l’état des chemins le permettra...
Quelques minutes avant que l’on ne passe à table, Lorna, vêtue de moire lilas mais les épaules nues comme pour un souper à la Cour, son long cou mince emprisonné dans un haut collier de perles et de camées anciens, fit une entrée royale qui médusa tout le monde.
Sans avoir l’air de s’en apercevoir, elle alla droit aux deux petites Varanville qui la regardaient avec émerveillement, se pencha sur elles et les embrassa :
— Je suis vraiment heureuse de vous rencontrer enfin, dit-elle et plus encore de savoir votre frère hors de danger. Vous ne me tiendrez pas rigueur, j’espère, d’avoir différé si longtemps ? J’étais trop souffrante pour me sentir vraiment moi-même.
Puis, sans attendre la réponse, elle fit volter sa traîne soyeuse pour se tourner vers Guillaume :
— M’offrirez-vous votre bras, mon cher oncle ? Il n’y a rien que j’aime autant qu’une fête de famille et je me sens une faim énorme... comme si j’arrivais d’un long voyage...
On aurait vraiment dit une reine au milieu de ses sujets et Guillaume pensa qu’elle ne manquait pas d’audace, mais Arthur était content et, au fond, c’était le principal. Et puis le spectacle qu’elle offrait ne manquait pas d’agréments...
CHAPITRE X
LA NUIT DES HAUVENIÈRES
La grille ne grinça qu’à peine lorsque Guillaume la poussa. Assise dans le cabriolet, Lorna regardait de tous ses yeux la longue maison basse dont l’hiver ne parvenait pas à effacer le charme. Emprisonnée dans le réseau de l’antique glycine dont les branches tordues montaient à l’assaut du toit d’ardoises bleues, elle évoquait un visage de femme masqué de dentelle. En ce mois de février, le jardin en sommeil ressemblait à une esquisse au fusain : seuls quelques génévriers et les fers de lance pâles des iris pointant au milieu de feuilles fanées apportaient une note verte annonçant le foisonnement que le printemps ferait jaillir prochainement.
Ainsi que le lui avait indiqué son compagnon, la jeune femme fit avancer la voiture sous les quatre vieux chênes emmaillotés de lichens blanchâtres tandis qu’il refermait puis revenait prendre sa place auprès d’elle. Les yeux attachés au toit, elle murmura :
— Je croyais cette maison inhabitée... pourtant je vois fumer les cheminées...
— Ai-je jamais dit qu’elle était inhabitée ? Il y a un gardien. C’est même celui que votre mère a connu. En outre, je l’ai fait prévenir afin qu’il allume du feu... Tenez, le voilà !
Un homme, en effet, venait vers eux. Épais, solide, le poil grisonnant, un molosse sur les talons, Gilles Perrier n’avait guère changé pendant sa retraite à Jersey où sa mère était morte en 94. Un peu plus taciturne, un peu plus silencieux peut-être. Pourtant, lorsqu’il les leva sur la voyageuse, ses yeux traduisirent une surprise singulièrement éloquente qui arracha un sourire à Guillaume. Ensuite seulement il salua en annonçant que tout était prêt :