— Je commençais à craindre que vous ne soyez surpris par la nuit, ajouta-t-il. Nous allons avoir une tempête...
— Nous nous en doutions un peu : nous avons été obligés de faire un détour à cause d’un arbre tombé en travers de la route.
Tandis qu’il aidait la jeune femme à descendre du cabriolet, celle-ci demanda :
— Qu’est-ce qui est prêt ? Nous n’allons pas passer la nuit dans une maison vide ?
— Vous le verrez bien ! Peut-être, après tout, n’est-elle pas si vide ?
Un brusque coup de vent s’engouffra dans le grand manteau de Lorna qui serra les épaules et se courba un peu en se précipitant vers l’épaisse porte de chêne au-dessus de laquelle les branches formaient une sorte de porche et que le gardien venait d’ouvrir devant elle. La belle lumière dorée dun feu et de quelques chandelles allumées fit reculer le crépuscule. En même temps, une bonne odeur de poulet rôti atteignit les narines de Lorna :
— Oh ! dit-elle seulement en pénétrant dans la salle où toutes choses — enfin presque toutes choses — se trouvaient conformes aux descriptions de sa mère. Revenu, le chevalier de Malte qui, depuis son cadre aux ors rougissants, toisait toujours les visiteurs d’un œil dubitatif. Revenus, la petite table avec son écritoire, la bibliothèque, les chandeliers d’argent sur la commode-tombeau si joliment marquetée, les fauteuils de bois garnis de coussins et les belles faïences anciennes où Marie aimait à disposer les fleurs cueillies dans son jardin. Seules les armes collectionnées par le « cousin Théophile » étaient restées introuvables : en temps de révolution, tout ce qui peut servir à trucider son semblable présente trop d’intérêt pour qu’on le laisse au mur.
Arrêtée au seuil, Lorna contemplait le décor à la fois chaleureux et rassurant qu’une petite table toute servie complétait heureusement.
— Je ne comprends pas, fit-elle en tournant vers Guillaume son regard interrogateur.
— C’est pourtant simple : je savais chez qui se trouvaient les meubles et la plupart des objets vendus par votre mère. Je n’ai eu qu’à les racheter et les remettre en place.
— Si simple que cela vraiment ? Lorsque l’on achète des choses qui vous plaisent, on n’a pas souvent envie de les revendre ?
— A moins que l’on n’ait pas le choix.
Buhot, en effet, ne l’avait guère lorsque, à la veille de son arrestation à la fin de l’an III (1795). Guillaume Tremaine, un portefeuille bourré d’assignats d’une main, un pistolet de l’autre, était venu le sommer de lui rendre les meubles de sa bellesœur. A cette heure dramatique pour lui, l’ancien notaire devenu par cupidité l’agent du Comité de salut public et le complaisant bras droit du sinistre Lecarpentier, le « bourreau de la Manche », s’efforçait de gagner de vitesse ses nombreux ennemis et faisait ses bagages pour fuir dans la nuit.
L’argent qu’offrait Tremaine était le bienvenu et Buhot rédigea sans hésiter la vente des objets réclamés. Sans pourtant se défendre d’une remarque acerbe :
— Pourquoi vous donner la peine de payer ce que vous pourriez prendre demain sans la moindre gêne ?
— Parce que, contrairement à votre habitude, vous aviez acheté régulièrement les meubles de lady Tremayne et que je suis toujours honnête même avec les fripouilles. En outre, il est possible que la foule pille et brûle un peu votre logis — vous lui avez si bien montré comment on fait ! — et moi je ne veux pas récupérer des débris. Je vais de ce pas à la mairie faire enregistrer la vente et, demain, j’emporte tout cela !
En réalité, Buhot ne devait rester que quelques mois en prison. Il n’avait pas de sang sur les mains et l’on n’avait guère à lui reprocher que des vols, des exactions et des brutalités sans conséquence. D’autre part, sa voisine d’en face, Mme Linière, vint témoigner en sa faveur. Pendant tout le temps des troubles, elle avait caché chez elle un prêtre autour duquel se réunissaient fréquemment des fidèles en si grand nombre qu’ils emplissaient toute la maison et débordaient presque la porte de la rue. Buhot voyait tout cela et cependant il ne dit jamais rien...
— Ainsi, tout est comme par le passé ? murmura Lorna impressionnée en abandonnant son manteau aux bras d’un fauteuil pour s’avancer vers la grande cheminée de granit où elle resta debout, les mains nouées sur sa poitrine, à regarder les flammes.
— Pas tout à fait. Seule cette pièce et la chambre de Marie ont retrouvé leur décor à peu de chose près. Je n’ai pas remeublé les deux autres chambres. Quant à ces tapis indiens, ajouta-t-il en montrant du pied les deux rectangles de laine aux couleurs vives étalés sur les carreaux rouges bien cirés, ils viennent des Treize Vents.
Le nom la fit tressaillir.
— Des Treize Vents ? Ici ?
— Pourquoi pas ? Le véritable maître de cette maison, c’est Arthur. Si j’ai tout remis en état, c’est pour lui...
— C’est vrai, j’oubliais...
Gilles Perrier entrait à cet instant avec les sacs de voyage après avoir mis la voiture à l’abri et donné au cheval les soins nécessaires. Guillaume s’empara des bagages et se dirigea vers l’escalier.
— Venez voir votre chambre ! dit-il. Vous pourrez vous y rafraîchir un peu avant de redescendre souper. Si j’en crois mon nez, le poulet n’est pas loin d’être cuit.
— Vous avez bien un quart d’heure tout de même, accorda le gardien.
En dépit de l’insouciance enjouée qu’il affectait, Guillaume ne put se défendre d’une émotion qui lui serra la gorge en faisant pénétrer Lorna dans la chambre où Marie et lui s’étaient aimés si passionnément. Dès l’entrée le vieux miroir placé au-dessus de la table-coiffeuse renvoya leur double reflet et il sentit un frisson courir le long de son dos. Un peu ternie, un peu piquée, la glace verdissait les couleurs. Il crut voir le fantôme de Marie auprès de son ombre à lui. Un coup d’œil à la chambre acheva de l’effrayer : le feu flambait, un candélabre posé sur la table de chevet éclairait la blancheur du lit où la couverture était faite. Il y avait même un petit bouquet de perce-neige dans un vase d’albâtre. En vérité, Gilles Perrier avait fait les choses aussi bien que si une main féminine l’avait guidé. Trop bien peut-être et Guillaume, comprenant soudain quel danger il avait lui-même suscité, se sentit pris d’une folle envie de fuir.
Au prix d’un effort qui lui mit la sueur au front, il réussit à se contrôler mais n’osa pas franchir le seuil. Lorna cependant souriait à cette pièce si doucement intime qui s’offrait à elle.
— C’est charmant, dit-elle. Mais vous, où allez-vous dormir ?
— En bas. Perrier m’y dresse un lit de camp. C’est là que je me suis installé à mes précédentes visites. Il m’était impossible de coucher dans cette chambre...
— N’avez-vous pas dit, tout à l’heure, qu’il y en avait deux autres ?
— En effet. L’une était celle de Kitty, l’autre n’a guère servi. De toute façon, je préfère la solution que j’ai adoptée... Préparez-vous vite ! J’ai grand faim...
Elle ne le fit pas attendre. Quelques minutes plus tard, ils s’attablaient devant la cheminée, autour d’une de ces nappes à carreaux rouges et blancs que Guillaume affectionnait parce qu’elles lui rappelaient son enfance. Une soupière ventrue fumait entre eux deux, mettant une roseur moite à leurs visages. Guillaume servit son invitée mais, tandis que la louche déversait son contenu dans l’assiette à fleurs, la jeune femme posa ses doigts sur la main libre de Guillaume.