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Enfin ce fut la maison. Il était déjà tard et si un peu de lumière filtrait derrière les volets clos des chambres, les pièces du rez-de-chaussée étaient éteintes à l’exception de la cuisine. Guillaume en fut satisfait et se félicita d’avoir, au départ, recommandé de ne pas attendre le retour des voyageurs pour souper. C’était une sage précaution, prise d’ailleurs en toute innocence, mais à présent la seule pensée d’affronter le regard limpide de ses enfants, surtout celui de sa fille, le mettait mal à l’aise...

Comme il s’y attendait, Clémence et Potentin veillaient près du feu, mais ce soir ils n’étaient pas seuls : Kitty, occupée à repriser la dentelle d’une chemise, leur tenait compagnie. Elle se leva avec empressement à l’entrée de Guillaume.

 — Miss Lorna doit être bien fatiguée ! dit-elle. J’ai veillé à ce qu’il y ait de l’eau chaude afin qu’elle puisse prendre un bain avant de se coucher...

 — J’espère bien qu’elle dort à cette heure. Elle a désiré rester là-bas. N’ayez pas cet air ébahi, Kitty ! La maison est aussi habitable qu’elle l’était par le passé. Si je ne l’ai pas dit c’est que j’ai eu l’idée de lui en faire la surprise.

 — Là-bas ? Toute seule ?... Mais pour combien de temps ?

 — Une semaine... ou deux ! En outre, elle n’est pas seule. Vous connaissez Gilles Perrier depuis longtemps...

 — Sans doute, mais est-ce que je ne devrais pas la rejoindre ?

 — Non. Elle a été formelle à ce sujet : elle veut vivre en campagnarde et m’a demandé de lui passer ce caprice. Je vous cite ses propres paroles. Alors ne vous tourmentez pas, Kitty, et allez vous reposer ! Elle en aura vite assez. Dans une semaine j’irai la chercher. Et elle sera heureuse de retrouver le confort des Treize Vents !

Kitty n’insista pas, fit une petite révérence, prit sa chandelle et monta se coucher, suivie de près par Guillaume qui, après avoir avalé un bol de cidre chaud, se déclara rompu en ajoutant que rien n’était pire pour les reins d’un honnête homme qu’une randonnée dans une de ces « sacrées voitures qui vous secouent au point de vous faire claquer des dents ! ». Là-dessus, il jeta un bonsoir rapide et regagna sa chambre sans paraître s’apercevoir de l’attitude figée de ses deux vieux serviteurs.

C’est qu’un tel comportement était tout à fait inhabituel. Quand il lui arrivait de rentrer en pleine nuit, que ce fût d’un voyage à Paris, à Cherbourg, à Granville ou d’une simple course dans la région, Tremaine, même à moitié mort de fatigue, s’attardait toujours assez longtemps au coin de la grande cheminée qu’en bon descendant de paysans il considérait comme la véritable personnification du foyer. Il proclamait volontiers que c’était, avec sa bibliothèque, l’endroit de sa maison où il se délassait le mieux.

Potentin et Mme Bellec adoraient ces moments-là qui leur donnaient l’impression de retrouver les heureux temps de l’installation aux Treize Vents tout frais construits et d’avoir Guillaume à eux tout seuls. Comme il revenait toujours affamé, Clémence lui préparait une solide collation à laquelle Potentin et elle-même participaient volontiers. Guillaume leur donnait des nouvelles, parlait de ses affaires ou des gens qu’il avait pu rencontrer, exactement comme s’il était leur enfant et eux de vieux parents affectueux. Ce soir, rien...

D’un geste et d’un demi-sourire, il avait refusé de manger quoi que ce soit — « Un peu de mait’cidre bien chaud, Clémence, et ça ira très bien ! » — , vidé le bol d’un trait et s’était éclipsé.

Ils étaient tellement stupéfaits qu’ils restèrent un moment plantés là, de part et d’autre de la grande table, et dans un silence total ; elle son cruchon de cidre à la main, lui les bras ballants regardant la porte par laquelle il avait disparu.

 — Qu’est-ce que vous dites de ça ? émit enfin Mme Bellec. Par tous les saints du Paradis, on nous l’a changé, not’Monsieur Guillaume. Et en même pas deux jours !

 — Si vous voulez mon avis, Clémence, je n’aime pas ça. Pas du tout même ! N’empêche qu’il faut que j’en sache plus, sinon je ne fermerai pas l’œil de la nuit...

Quand Potentin entra chez lui après avoir vaguement frappé, Guillaume était en train de se déshabiller comme il le faisait habituellement. C’est-à-dire qu’il arpentait sa chambre en abandonnant ici et là les diverses pièces de son costume, formant sur le tapis une sorte d’archipel que Valentin — dont Potentin s’efforçait de faire un valet de chambre valable — ramassait au matin. Une manie contractée dans le petit palais de Jean Valette, à Porto Novo, où les domestiques pullulaient et dont il ne s’était jamais défait.

Calmement, le vieux majordome entreprit de ramasser sans paraître remarquer l’œil orageux de Tremaine.

 — Je croyais avoir dit que j’étais fatigué, grogna celui-ci. Laisse donc tout ça ! On s’en occupera demain et j’ai besoin de dormir...

 — C’est bien ce qui m’inquiète ! Fatigué, vous, pour une grosse douzaine de lieues en cabriolet ? Cela ne vous ressemble pas. Ou alors c’est que vous êtes malade...

 — Ridicule ! tonna Guillaume. J’ai envie de me coucher alors je suis malade ?... Cesse de jouer l’imbécile, Potentin ! Si tu as quelque chose à me dire, parle et qu’on en finisse !

Sans s’émouvoir, le majordome alla prendre sur le lit la chemise de nuit préparée tandis que Tremaine se débarrassait de celle du jour.

 — M. de Rondelaire est venu hier après-midi pour vous voir au sujet de la maison du galérien, commença-t-il.

Mais soudain il se tut, l’œil fixé sur le dos nu que Guillaume lui présentait. La peau, un peu moins brune qu’au temps où un soleil quotidien l’avait profondément basanée, montrait de petites marques, rougeurs et menues griffures tellement révélatrices que le vieil homme en resta coi.

 — Eh bien continue ! Qu’a dit M. de Rondelaire ?

 — Oh rien !... Après tout ça peut attendre à demain et je n’aurais pas dû vous déranger...

Jetant le vêtement dans les mains de Tremaine, Potentin battit en retraite trop vite pour que Guillaume pût le retenir. Il sortit du large couloir et traversa le palier presque en courant mais, arrivé là, il dut s’appuyer à la rampe pour se donner le temps de se calmer. Fût-il resté une seconde de plus qu’il eût peut-être jeté au visage de son maître la colère qui gonflait en lui mêlée à un vague dégoût. Ce qu’il venait de lire sur le torse et le cou de Guillaume était sans doute la pire chose que pût redouter la famille. Le temps d’un éclair, il avait revu en pensée les longues mains fines de Lorna, ses ongles polis si joliment taillés en amande.

Le pauvre homme était si secoué qu’il se crut un instant sur le point de défaillir : « Il faut que je boive quelque chose ! » pensa-t-il et, respirant profondément deux ou trois fois, il entreprit de descendre l’escalier et de regagner la cuisine. Tellement absorbé qu’il ne remarqua pas, dans l’ombre de la galerie, une forme blanche immobile qui l’observait et glissa rapidement dès qu’il eut disparu.

Lorsqu’il la rejoignit, Clémence n’eut besoin que d’un coup d’œil pour deviner que son vieil ami venait d’être durement touché. Sans un mot, elle alla chercher la bouteille d’eau-de-vie de pomme, en versa deux doigts dans un grand verre et lui tendit le tout qu’il avala d’une seule lampée avant d’en réclamer d’autre.