— Personne ne vous empêchait de venir me les demander, les moyens. Je n’ai jamais refusé une aide financière ou autre. Seulement les Treize Vents ont été mis en quarantaine parce que j’y avais amené les petites Varanville tandis que leur mère se battait pour sauver son fils.
— Il faut nous comprendre : la variole est une terrible maladie et nous devons remercier Dieu que le cas d’Alexandre soit demeuré unique. Une épidémie aurait ravagé la moitié du canton...
— Soit. Mais dites-moi : vous avez complètement abandonné la surveillance de la maison des Mauger ?
Cette fois M. de Rondelaire se mit à rire avec un rien d’indulgente condescendance :
— Voyons, mon cher ami, à quoi songez-vous ? Deux vieilles filles fort éprouvées, un prêtre dont le curé de Morsalines jure qu’il est un saint homme ? Ce ne serait vraiment pas raisonnable ! Le brigadier de gendarmerie me rirait au nez et il aurait raison ! Allons soyez en repos ! Il n’y aura peut-être plus d’autres crimes...
Il y en eut un le soir même, mais autour de Saint-Vaast on ne l’apprit que plus tard. Un notaire retraité de Sainte-Mère-Église qui vivait dans un manoir un peu isolé avec deux serviteurs fut sauvagement assassiné après que sa maison eut été pillée.
En attendant, Guillaume rentra chez lui de très mauvaise humeur. Ce qu’il y rencontra ne contribua guère à l’améliorer.
La voiture de Rose venait de ramener François Niel et Béline. C’était plutôt une bonne nouvelle et Guillaume fut heureux à l’idée de retrouver un ami dont il commençait à penser qu’il s’attardait un peu trop dans les délices de Varanville. Hélas, en quelques mots, Potentin mit sa joie en morceaux : Monsieur Niel était monté droit dans sa chambre pour commencer ses bagages afin de regagner l’Angleterre aussitôt que possible...
— Sacrebleu ! grogna Tremaine. Qu’est-ce qui lui prend ? Il s’est passé quelque chose là-bas ?
— Je ne sais pas, Monsieur Guillaume. En tout cas, ce n’est pas la seule nouvelle déplaisante de la journée : Béline nous a annoncé qu’elle voulait devenir nonne !
— Quoi ?
— Eh oui ! Apparemment, en soignant Monsieur Alexandre, la vocation lui est venue. Elle a l’intention d’entrer en religion. Elle est en ce moment à la cuisine en train d’expliquer ça à notre Élisabeth et à Clémence.
— Miséricorde !... Eh bien, allons d’abord au plus urgent !
François en effet préparait son départ. Debout entre une petite malle, un sac en tapisserie et un carton à chapeaux, il pliait et rangeait méthodiquement le linge et les vêtements qu’il sortait d’une armoire. En voyant entrer son ami, il ne lui laissa pas le choix des armes.
— Il faut que je retourne à Londres et au plus vite ! Sinon je pourrais bien me retrouver ruiné.
— Ruiné ? Je ne vois pas comment ?
— C’est parce que tu n’es pas au fait des derniers développements de la politique. La France est à la veille de reprendre la guerre avec l’Angleterre...
Et d’expliquer à Tremaine le contenu de la lettre reçue la veille par Rose. Elle était de Bougainville et si la partie familiale s’adressait uniquement à la jeune femme, il y en avait une autre qu’elle était priée de transmettre à Tremaine pour qu’il en fît son profit : au moment où il prenait la plume, le grand navigateur sortait des Tuileries où une scène de deux heures venait d’opposer le Premier consul à lord Withworth, ambassadeur d’Angleterre, suite à une note particulièrement virulente adressée par le chef du Foreign Office britannique, lord Hawkesbury, à l’ambassadeur français Otto. Ce texte violait les clauses du traité d’Amiens qui obligeait les Anglais à évacuer Malte dont ils s’étaient emparés cinq ans plus tôt. Les prétextes invoqués étaient l’annexion récente du Piémont, le maintien des troupes françaises en Hollande et les visées de Bonaparte sur l’Allemagne et la Suisse.
— Avec le caractère soupe au lait de votre sacré Premier consul, la guerre risque d’éclater avant la fin de la semaine. Tu vois bien qu’il faut que je rentre. Souviens-toi : mon bateau est dans la Tamise avec tous mes intérêts. Si je ne le rejoins pas, il sera confisqué... Et puis le moment approche où il faudra revoir Québec.
Il n’y avait rien à dire à cela. Tremaine, cependant, exprima un regret sincère :
— J’espérais te garder encore un peu. Si on recommence à se battre, quand nous reverrons-nous ?
La figure morose de François s’éclaira d’une grimace malicieuse.
— A l’automne prochain, peut-être ? Les canons de La Hougue ne tireront pas sur un honnête bateau canadien... battant pavillon américain par exemple ? J’ai grande envie de revenir...
Cette fois il eut un sourire un peu rêveur qui s’adressait à lui-même, à son rêve intérieur. Sachant bien quelle image habitait ce rêve, Guillaume murmura :
— Tu l’aimes à ce point ?
— Tu ne peux pas savoir ! Je n’ai jamais aimé personne comme je l’aime. Je ferai tout pour la revoir...
— Et... elle ? demanda Guillaume qui se sentait au cœur un pincement bizarre et qui, à peine la question posée, appréhenda la réponse.
— Oh elle !... Elle est exquise, adorable, pleine de franchise. Je sais bien qu’elle n’est pas encore prête à accepter mon amour, mais si elle tolère ma présence, n’est-ce pas encourageant ? Et elle m’a dit qu’elle espérait me revoir...
Plongé dans ses rêves, François était assez touchant. Pourtant, à l’idée de ce qui pourrait arriver un jour, Guillaume se sentit mal à l’aise. Qu’après Félix de Varanville Rose pût mettre sa main dans celle de François Niel lui semblait hors nature... même s’il admettait que ce sentiment lui était inspiré par son égoïsme. Rose représentait ce qu’il y avait de plus charmant dans son environnement, l’idée de la perdre lui était insupportable. Après tout, c’était peut-être une bonne chose que François reparte...
Lorsque la famille se fut réunie pour le dîner, chacun regretta le départ du Canadien dont la rondeur pleine de bonhomie avait conquis tout le monde. Qu’une guerre imminente en fût la cause ajoutait à la tristesse :
— N’en finira-t-on jamais avec ce vieil antagonisme entre nos deux pays ? soupira Jeremiah Brent. A l’exception de quelques rares éclaircies, voilà huit siècles que ça dure ! N’y a-t-il vraiment aucun moyen de vivre en paix de part et d’autre de ce bras de mer ?
— J’ai toujours pensé que cela relevait de l’impossible, dit Tremaine. Il y a eu trop de haines accumulées...
— Trop d’intérêts divergents entre gouvernements surtout ! Ne sommes-nous pas la preuve que les individus peuvent s’entendre et s’apprécier ? La guerre ! Alors que tant d’émigrés français vivent encore sur le sol anglais. Ça n’a pas de sens...
Le jeune homme semblait sincèrement désolé. Guillaume, qui l’observait entre ses paupières resserrées, pensa soudain que sa situation risquait de devenir moins agréable :
— Je pense comme vous, dit-il. Vous savez bien que tous ici vous sont attachés, mon ami, et seraient navrés de vous voir partir. Cependant, si vous désirez rentrer afin de servir votre pays, aucun de nous ne vous en voudra et vous garderez notre amitié. Voulez-vous voyager avec M. Niel ?
Cette idée-là devait être bien loin de la pensée du précepteur, car il rougit jusqu’aux oreilles. Saisi, il ne trouva rien à répondre. Ce fut Arthur qui protesta :
— Oh non ! Vous n’allez pas nous quitter, mister Brent ? J’en serais tellement désolé.
— J’espérais un peu que vous diriez cela, Arthur...
— Mais je le dis aussi ! clama Adam et je suis sûr que ma sœur pense comme moi. Et aussi les Rondelaire ! Julien et l’abbé vous apprécient tellement... Et puis il y a les leçons que vous donnez à Victoire et à Amélie et puis...