— Adam, coupa son père. M. Brent sait tout cela, mais c’est à lui de choisir : faire peser notre amitié sur sa décision c’est de l’égoïsme.
Le gamin baissa le nez mais Jeremiah, qui était assis entre ses deux élèves, posa une main sur les leurs.
— Même si je vous fais l’effet d’un mauvais patriote, je n’ai aucune envie de vous quitter. Ce qui m’attend en Angleterre, c’est la solitude alors qu’ici j’ai l’impression d’avoir une vraie famille. Pardonnez-moi, monsieur Tremaine, si je vous parais présomptueux mais, surtout depuis l’arrivée de Miss Lorna...
Il n’en dit pas plus. Le nom venait de tomber comme une pierre dans une mare. Cette fois encore, Arthur réagit.
— C’est vrai ! Nous allions l’oublier. Ne pouvez-vous, monsieur Niel différer votre départ de quelques jours ? Il faut qu’elle parte !
Tous regardèrent avec surprise cet enfant de douze ans qui osait parler en maître et ne s’en excusait pas. Tout au contraire, son regard transparent pesa sur son père comme s’il le mettait au défi de dire le contraire, mais ce fut François qui eut l’air malheureux :
— Ne m’en veuillez pas, Arthur ! Je dois regagner Londres au plus vite. Or, outre qu’elle est loin d’ici, rien ne dit que votre sœur serait disposée à s’embarquer dans un délai aussi court. Ses bagages et les miens n’ont aucune comparaison. Il y faut du temps... du soin et elle n’apprécierait peut-être pas...
— Pourtant il faut qu’elle parte et vite ! répéta le jeune garçon avec force. Elle n’est ici que de passage et ne peut courir le risque d’y demeurer bloquée. N’oubliez pas qu’elle est fiancée et que si notre deuil a différé le mariage, il serait offensant pour le duc de le reporter aux calendes grecques. Père, je vous en prie, il faut aller la chercher !...
Cette fois Guillaume fronça le sourcil.
— Tu nous accorderas bien le temps d’achever ce repas, Arthur ? fit-il sèchement. De toute façon, M. Niel ne veut pas attendre : il vient de le dire. Il est discourtois d’insister.
— Sans doute, Père, et je vous demande excuses, mais je pense à la sécurité de ma sœur. Si elle doit voyager seule et en temps de guerre.
— Ah, l’entêtement des enfants ! Un, la guerre n’est pas encore déclarée. Deux, je suis certain que les Anglais qui se trouvent en France auront toutes les possibilités de rentrer chez eux avant une date donnée bien entendu. Enfin, trois : je te rappelle que je suis armateur et que je possède plusieurs navires...
— L’Élisabeth est au bassin de radoub...
— J’ai d’autres unités en toute propriété ou en partie. Si les choses se précipitaient, le mieux serait peut-être de l’embarquer à Granville, chez mon ami Vaumartin, pour la faire passer à Jersey d’où il lui serait facile de regagner l’Angleterre. Voilà ! J’ai répondu à toutes tes questions, alors parlons d’autre chose ! Béline veut nous quitter à ce que l’on m’a dit ?
Ce fut Élisabeth qui répondit :
— Oui. Elle estime ne plus être d’une grande utilité ici. En outre, chez Tante Rose, elle a entendu parler de sœur Marie-Gabrielle dont vous savez tous qu’elle a rallié, à Valognes, Mme Ambroisine du Mesnildot de Tourville qui est en train de racheter l’ancien couvent des Capucins pour y regrouper les Dames Bénédictines de Notre-Dame-de-Protection dispersées par la Révolution. Béline voudrait se joindre à elles.
— Elles étaient surtout enseignantes, et notre Béline n’est pas un puits de science...
— Pour le moment, les sœurs se consacrent surtout aux soins des malades, ce qui était leur seconde vocation et c’est ce qui attire Béline. Évidemment, elle aurait préféré les Filles de la Charité dont l’origine était toujours plus modeste, mais celles-ci ne sont pas encore rassemblées faute d’un logis. Alors, au moins en attendant... Qu’en pensez-vous ?
— Et vous, les enfants ?
— On aura de la peine, soupira Adam, mais on est grands maintenant et si ça peut rendre Béline heureuse...
Guillaume eut pour son fils un sourire à la fois amusé et affectueux :
— La cause est entendue ! Je parlerai à Béline et, plus tard, je verrai la Mère Supérieure. Notre Béline n’entrera pas chez elle sans dot... Je ne veux pas qu’une femme ayant donné tant d’années aux Treize Vents se sente en état d’infériorité dans son couvent...
— Merci ! Je n’en attendais pas moins de vous, Père !
Élisabeth s’adressait à son père, sa voix était chaleureuse mais son regard ailleurs. En fait, c’était Arthur qui l’intriguait. Qu’est-ce qui pouvait bien passer par la tête du garçon pour qu’il tînt tellement à voir partir sa sœur ? Jusqu’à ce jour, il semblait pourtant heureux de sa présence, ne se gênant pas pour traiter le ducal fiancé d’« irrécupérable imbécile » ou de « pantin de salon ». Et voilà que tout à coup il se souciait de ce qu’il pensait ? Confondant, en vérité ! Elle grillait d’envie de le questionner mais, devinant qu’il s’échapperait, la fine mouche choisit un joli chemin détourné : en sortant de table, elle le prit par le bras pour l’entraîner au salon tout en lui demandant avec enjouement si un peu de musique lui ferait plaisir. Elle savait qu’il aimait beaucoup l’entendre jouer.
— Les départs me rendent toujours mélancolique, dit-elle. Et puis le temps est tellement triste aujourd’hui ! Il me semble qu’un peu de Mozart est tout indiqué...
Il se laissa emmener. Saurait-il jamais lui refuser quelque chose ? Elle était pour lui plus qu’une sœur, le cœur vivant de la maison, son amie chère et infiniment précieuse...
Élisabeth avait raison : il faisait triste, même dans le salon dont les nuances de vert prenaient un air glauque. Le jour gris, méticuleusement découpé par les petits carreaux des fenêtres immenses, tombait dessus comme une cendre. Élisabeth alla s’asseoir au clavecin dont les tons d’or passé et le décor fleuri réchauffaient l’atmosphère au moins autant que le feu allumé dans la cheminée. Dans leurs pots, les jacinthes commençaient à défleurir.
Elisabeth n’était pas une grande musicienne mais elle jouait agréablement. Elle interpréta d’abord un petit menuet puis, tout en fredonnant les paroles, l’air d’Aminta du Roi pasteur :
Je l’aimerai toujours
Fidèle époux et fidèle amant
pour vous seul je soupirerai.
En un si tendre et doux objet,
Je trouverai la joie,
le plaisir, la paix...
Le choix n’était pas innocent. C’était l’un des airs que Lorna affectionnait. Plusieurs fois tandis que la neige emprisonnait la maison, elle l’avait chanté de sa belle voix veloutée mais jamais loin des oreilles de Guillaume.
— Joue autre chose ! émit Arthur. C’est très beau mais on l’a beaucoup entendu ces derniers temps...
— Préfères-tu :
Mon cœur soupire,
La nuit et le jour
Qui peut me dire
Si c’est d’amour...
— Pas davantage ! Pourquoi tiens-tu tellement au répertoire de ma sœur ? Chante autre chose !
— Et toi ? riposta la jeune fille, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’elle s’en aille si vite ? Tu ne l’aimes plus ? Allons, Arthur, réponds-moi ! Il y a quelque chose qui ne va pas : je le sens !