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 — Il y a... qu’on va recommencer à se battre, qu’elle doit se marier et qu’elle n’a rien à faire ici. Il y a... que tu ne supporterais pas qu’elle s’attarde trop chez nous, que tu en souffrirais et moi je ne peux pas accepter l’idée de te savoir malheureuse. Je ne l’accepterai jamais...

Émue, tout à coup, Élisabeth se leva, vint à son jeune frère et l’entoura de ses bras. Peu démonstrative sauf dans la colère, elle n’était pas coutumière de ces gestes de tendresse. Pour lui c’était la toute première fois et, comme il était presque aussi grand qu’elle, il put voir qu’elle avait les larmes aux yeux. Cependant, elle s’efforça de cacher son émotion sous une plaisanterie :

 — Quelle découverte ! Notre flegmatique sir Arthur ne viendrait-il pas de laisser entendre qu’il aime sa sœur ?

 — Je ne laisse rien entendre du tout ! Tu es ce que j’ai de plus cher au monde et c’est sans doute pour ça que je n’aime plus autant Lorna...

Dans la bibliothèque où il causait en fumant avec François, Guillaume, lui aussi, avait entendu la musique. Elle lui rappela quel plaisir secret il éprouvait lorsque sa belle nièce chantait en posant sur lui la caresse de ses yeux dorés... Quelle stupidité de n’avoir pas senti alors que la magicienne commençait à l’envelopper de sa séduction ? Et quel gâchis maintenant qu’il avait goûté au philtre empoisonné ! Où trouver le courage de ne pas en réclamer davantage ?

Cette nuit-là, il ne put trouver le sommeil. Enfermé chez lui, il tourna en rond comme un animal captif sans qu’un instant d’apaisement lui fût accordé. Il se haïssait lui-même parce que son cœur allait vers Rose avec l’angoisse qu’elle pût un jour accepter François, néanmoins c’était Lorna que son corps réclamait. Il se faisait l’effet de l’âne de Buridan qui, faute de démêler s’il avait plus faim que soif, se laissa mourir à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seau d’eau. Et c’était une situation intolérable, dégradante, qui exigeait de lui une décision rapide.

Seulement c’était plus facile à décréter qu’à exécuter ! Surtout par une nuit pareille ! En effet, depuis la fin du jour, un noroît féroce bouleversait le paysage, frappant de plein fouet la Pernelle, ses toits et sa chevelure d’arbres. Ses hurlements auxquels se joignaient les coups de boutoir de la mer en furie répondaient trop bien à sa tempête intérieure parce qu’ils lui rappelaient l’orage de l’autre nuit et ses voluptueuses conséquences. Quel plus doux refuge quand souffle l’ouragan que le corps soyeux d’une femme au creux tiède d’un lit dévasté ?...

L’évocation devint tellement intolérable que Tremaine, pour y échapper, choisit de s’assommer : il alla chercher une bouteille de rhum et la vida jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à ce qu’enfin l’alcool le terrasse...

Il ronflait à faire tomber les murs quand, bien avant l’aube, Potentin qui lui non plus n’avait pas fermé l’œil descendit pour boire un peu de lait et l’entendit. Il lui suffit d’entrer dans la bibliothèque pour comprendre ce qui s’était passé : la pièce empestait le rhum et le flacon avait roulé à terre.

Le vieil homme savait depuis longtemps comment soigner ce genre d’accident, bien qu’il y eût plus de dix ans qu’il n’était advenu à Tremaine. Seulement il fallait agir vite : pas question que les enfants voient leur père dans cette situation ! Laissant les choses en l’état, il alla chercher Clémence pour qu’elle prépare du café très fort. Pendant ce temps-là, il tira Guillaume du fauteuil où il était effondré, traîna non sans peine ce grand corps jusqu’au vestibule où il lui jeta un seau d’eau à la figure. Ce qui eut l’avantage de ressusciter suffisamment Guillaume pour qu’il fût possible, en dépit de ses protestations pâteuses d’ivrogne, de l’emmener enfin à la cuisine où, avec le secours de Mme Bellec, il l’installa devant le feu pour l’obliger à ingurgiter du café salé dont l’effet se révéla miraculeux. Une demi-heure après avoir été sorti de son cabinet de travail, Tremaine retrouvait suffisamment de lucidité pour gagner sa chambre, suivi de Potentin qui l’aida à ôter ses vêtements trempés.

Plutôt penaud, et d’autant plus hargneux, le maître des Treize Vents évitait de son mieux le regard pénétrant de Potentin, mais celui-ci avait quelque chose à dire et n’entendait pas le ravaler :

 — Si vous ne prenez pas la décision tout de suite, vous ne la prendrez jamais et toute la maisonnée va en pâtir. Vous le savez bien d’ailleurs, sinon vous ne vous seriez pas arrangé comme voilà. Quand une dent vous fait mal, il faut l’arracher. On se sent tellement léger après !

 — Hum ! grogna Guillaume en se glissant dans son lit pour se reposer un peu. Tu as sûrement raison ! Laisse-moi dormir deux heures ! Pendant ce temps-là tu préviendras M. Niel que je le conduirai moi-même à la diligence de Valognes.

Vu le mauvais temps, en effet, François avait renoncé à son premier projet d’embarquer à Cherbourg. C’était, de beaucoup, le chemin le plus court pour rentrer en Angleterre à condition de trouver un capitaine assez fou pour affronter des vents à ne pas pouvoir hisser le moindre bout de toile. En conséquence, le Canadien choisit de repartir par Paris où il ferait quelques achats avant de gagner Calais.

 — Monsieur François sera content, approuva Potentin. Et... pour Miss Tremayne, qu’est-ce qu’on fait ?

 — Lorsque j’aurai déposé notre voyageur, je continuerai jusqu’aux Hauvenières et je la ramènerai demain, ou après-demain selon le temps...

 — Puis-je suggérer demain... respectueusement ? Il n’est jamais bon de s’éterniser dans un coin perdu avec une trop jolie femme !

Pour toute réponse, le fidèle majordome reçut un « Mêle-toi de ce qui te regarde ! » véhément appuyé d’un oreiller lancé d’une main moins sûre.

Aussitôt après le déjeuner, François Niel quitta les Treize Vents dans le cabriolet que menait Guillaume. Au grand désappointement d’Arthur qui comptait demander à visiter les Hauvenières. Dans cette légère voiture, deux personnes seulement plus quelques bagages pouvaient prendre place.

A Valognes, les adieux devant le Grand Turc ne s’éternisèrent pas. Ce n’était qu’un au revoir pour l’un comme pour l’autre. On se tapa vigoureusement dans le dos, on se dit « A bientôt ! », on se souhaita bon voyage puis Guillaume remonta dans sa voiture afin de poursuivre son chemin jusqu’à Port-Bail.

Il y fut reçu par un cri de joie. Le temps était abominable et visiblement Lorna s’ennuyait déjà. Naturellement, elle se méprit sur les raisons d’un retour si rapide :

 — Tu as senti que je t’appelais, n’est-ce pas ? Toi aussi tu avais besoin de me retrouver ! gémit-elle en se collant à lui pour un baiser qui n’eut rien de familial. Non, ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle en le voyant regarder vers la cuisine. Ton chien de garde est allé au village. Nous avons bien une heure avant son retour...

Elle n’était que tentation, pourtant il la détacha de lui avec fermeté pour la faire asseoir :

 — Profitons-en pour causer. Je ne suis pas venu faire l’amour avec vous. Je viens vous chercher.

 — Quoi ? Tout de suite ? exhala-t-elle déçue.

 — Non. La nuit tombe et les chemins sont difficiles. Nous rentrons demain matin.

Elle sourit en s’étirant comme une chatte.

 — Merveille ! Nous avons une grande nuit devant nous ! Et puis là-bas, nous imaginerons bien le moyen de nous rejoindre...

 — Vous ne comprenez pas. Je vous ramène afin que vous ayez quelques jours pour préparer votre retour en Angleterre. La guerre va reprendre d’un jour à l’autre entre ce maudit pays et nous.