— Et alors ?
— Comment et alors ? Vous devez rentrer chez vous. Je vous rappelle que vous êtes fiancée.
— Qu’est-ce que cela me fait ? Je veux rester près de toi !
— Moi je ne le veux pas. Et cessez de me tutoyer ! La folie que nous avons commise, j’en ai ma large part mais je refuse de la voir s’éterniser. Mes enfants ne vivront pas sous le même toit que ma maîtresse et c’est ce que vous deviendriez. Ils ne le supporteraient pas.
— Surtout votre précieuse Élisabeth ! Et je croyais que vous m’aimiez !
— M’avez-vous entendu le dire ? Revenez sur terre, Lorna ! Entre le désir et l’amour il y a un abîme que nous ne franchirons jamais.
— Quelle sottise ! Voulez-vous parier ?
— Je ne parie jamais. Quant aux enfants, sachez que c’est Arthur qui a demandé, presque exigé votre départ quand il a su que François Niel devait regagner Londres sur-le-champ. Il voulait que je vienne vous chercher afin que vous puissiez voyager sous sa protection, mais M. Niel n’a pu’attendre...
— Il a eu parfaitement raison ! Je n’ai aucune envie de rentrer. Si tu ne veux pas de moi aux Treize Vents, je resterai ici, voilà tout !
— Arthur ne le permettrait pas. La maison est à lui et, de toute façon, vous n’apprécieriez pas longtemps cette solitude.
— Vous pourriez venir m’y distraire de temps en temps ? Pourquoi ne m’accommoderais-je pas de ce que ma mère acceptait si joyeusement ?... Et moi, je vous donnerai tellement plus qu’elle, parce que moi je suis jeune !
Dans son besoin de triomphe à tout prix, elle venait de dire une sottise mais s’en aperçut trop tard quand une fureur soudaine crispa la figure de Guillaume et fit flamber ses yeux. Instantanément, il fut un autre homme :
— Vous n’êtes pas la femme que j’ai aimée. Vous n’êtes que vous-même : une pâle copie habitée par le démon de la perversité. Si vous avez espéré un jour la remplacer auprès de moi, vous avez perdu votre temps. Rentrez chez vous ! Allez épouser votre duc ! Moi, je ne vous toucherai plus jamais.
Les mots frappaient comme des balles. A cet instant, il haïssait cette femme dont il avait failli devenir l’esclave. La colère, un vague dégoût aussi éteignaient le désir qui, tout au long du chemin, faisait battre son cœur si lourdement. L’invite trop claire qu’il lisait dans ses yeux troubles et son sourire humide lui produisirent l’effet d’une douche glacée. S’il la gardait auprès de lui, il perdrait son âme...
Le voyant reprendre son manteau posé sur le dossier d’un fauteuil, Lorna voulut s’élancer vers lui mais il la maintint à distance d’un geste impérieux où il mit toute sa volonté et qui la cloua sur place :
— Restez où vous êtes !
Elle eut un cri de douleur :
— Tu ne peux pas t’en aller. Où vas-tu ?
— Passer la nuit à l’auberge. Vous voyez, je rends justice à vos charmes puisque je préfère m’en éloigner. Je reviendrai vous chercher demain matin. Prévenez Perrier !
Comme il ouvrait la porte, il trouva celui-ci sur le seuil. Sans lui laisser le temps d’articuler un seul mot, Tremaine déclara qu’il avait à faire à Port-Bail et y dormirait, mais qu’il serait là dans la matinée pour emmener sa nièce :
— Fermez bien vos portes et veillez sur elle, ajouta-t-il assez bas pour qu’elle n’entende pas. Je ne veux pas qu’elle essaye de me suivre. Elle en est tout à fait capable et ce serait dangereux !
Le gardien fit signe qu’il avait compris. Il n’était ni curieux ni questionneur et Tremaine savait que ses ordres seraient respectés à la lettre. Avec l’impression qu’il venait d’échapper à un danger, il repartit sous les grandes rafales de pluie qui noyaient le paysage.
L’auberge était détestable, le lit dur ; en outre il y avait des punaises. Pourtant Tremaine, harassé par une nuit d’insomnie et une route éreintante, dormit comme un prince bercé par un confortable sentiment de victoire sur lui-même ainsi que sur la redoutable magicienne. Le coup de Circé était manqué : ce n’était pas cette fois que Guillaume se trouverait changé en pourceau...
Il dormit même si bien que la matinée s’avançait lorsqu’il revint aux Hauvenières. Circé était prête. Vêtue pour le voyage, elle l’attendait assise dans la salle avec un visage impénétrable. Sans un regard elle se dirigea vers la voiture, s’y installa en silence, laissant Tremaine donner à son gardien quelques instructions, de l’argent et une poignée de main.
Un coup d’œil sournois lui avait montré que la jeune femme était pâle, les traits tirés comme il arrive lorsque le sommeil n’est pas au rendez-vous. Il en éprouva une certaine satisfaction bien masculine et un rien cruelle. Cependant, il aurait eu tort de se réjouir : sa belle compagne était bien loin du désespoir et plus encore du découragement. Ce qui s’était passé la veille n’était rien d’autre pour elle qu’une déclaration de guerre en bonne et due forme. Or, une guerre se conclut rarement sur une seule bataille. Surtout chez elle !
En stratégie amoureuse, l’Honorable Lorna Tremayne était passée maîtresse. Seul le but comptait et sa nuit solitaire avait eu, au moins, l’avantage de lui permettre d’y réfléchir, une fois apaisée la brûlure de l’orgueil blessé. Pas question d’abandonner la partie en quittant les Treize Vents ! Elle était fermement décidée à s’y accrocher par tous les moyens. Ce qu’il fallait, c’était durer jusqu’à ce que la guerre éclate vraiment et, pour cela, on pouvait faire confiance à ce trublion corse qu’elle avait rencontré une fois à Paris. Comme tous les gens qui savent ce qu’ils veulent — comme elle-même d’ailleurs — , il ne perdait jamais de temps. Tout irait certainement très vite. Quelques jours pourraient suffire... D’autant qu’elle gardait son arme secrète...
Dans les plis de son grand manteau, sa main glissa jusqu’à une poche et se referma sur la petite fiole enveloppée d’une résille d’argent, dont l’usage s’était révélé si utile pour déchaîner l’ardeur génésique de Guillaume. Ce présent étrange, elle l’avait reçu l’année précédente d’un de ses « amis » qui se trouvait être l’un des administrateurs de l’East India Company et un proche du prince de Galles avec qui Lorna entretenait d’excellentes relations depuis que certaines « complaisances » lui avaient attaché sa faveur. Le produit étant dangereux, elle n’en avait utilisé que quelques gouttes. Il en restait donc suffisamment pour ramener Guillaume à une plus juste estimation de ses « sentiments » envers elle...
Ainsi rassurée sur son avenir, Lorna s’installa aussi confortablement que possible, coinça son grand manchon de fourrure entre les montants de la capote et sa tête, s’y appuya et s’endormit aussi naturellement que si la voiture roulait sur du sable uni. Ce qui n’était certes pas le cas...
Au même moment, dans la galerie des Treize Vents, Kitty arrêtait Arthur qui, un livre sous le bras, sortait de sa chambre pour rejoindre Adam et Mr Brent dans la salle d’étude. C’était l’heure du cours de géographie...
— Je voudrais vous parler, mister Arthur. Il se passe ici des choses qui m’inquiètent... Voulez-vous venir avec moi un instant dans la chambre de votre sœur ?
Traversant le couloir, la camériste tira une clef de la poche de son tablier, ouvrit la porte en question et fit entrer le jeune garçon. Celui-ci jeta autour de lui un coup d’œil circulaire : la pièce était dans un ordre parfait :
— Le plus intéressant n’est pas ici. Venez dans la garde-robe !
Là le spectacle était différent. Tout le contenu des armoires était répandu sur le sol : le linge, les robes, les chapeaux entassés pêle-mêle entre les battants grands ouverts. C’était comme si un énorme coup de vent s’était engouffré dans les meubles, emportant tout ce qu’il y avait pour le rejeter autour de la pièce...