— Eh bien ! émit Arthur. Quel gâchis ! Je me demande qui a pu faire ça ?
— Je me le demande aussi, mister Arthur... parce que c’est la troisième fois que je trouve ce cabinet dans cet état. Et aussi parce que je suis la seule à y entrer.
— Comment ça ?
— Oh, c’est tout simple ! Miss Lorna se méfie un peu des gens de cette maison et comme elle tient beaucoup à ce que je m’occupe seule de sa chambre et de ses affaires, j’ai demandé à Potentin de me laisser ce soin. Comme c’est autant de travail en moins pour les filles de chambre, il y a consenti bien volontiers et même il m’a remis la clef. Chaque matin, j’entre ici pour balayer, épousseter, ouvrir les fenêtres. Le soir je referme mais, entre-temps, la clef ne quitte jamais ma poche. Et, comme je vous le disais, c’est le troisième jour que je me trouve en face de ce chaos...
— Vous n’avez rien dit ?
— Non. A personne avant vous parce que je voudrais essayer de savoir. Alors, j’observe, je guette mais sans résultat jusqu’à présent. En outre, je vous le répète, j’ai toujours la clef sur moi...
— Il doit y en avoir une autre ?...
— J’y ai pensé. Aussi, hier, j’ai fait semblant d’avoir perdu celle-ci. Je me suis désolée, lamentée de façon très convaincante. Cela a donné une espèce de dispute entre Mme Bellec et Potentin. La première disait que c’était ridicule de ne pas avoir plusieurs clefs de chaque chambre, qu’elle avait toujours dit qu’un jour on aurait des ennuis. Lui, de son côté, répondait que M. Tremaine tenait à ce que, dans sa maison, chacun des habitants se sentît vraiment chez lui. Donc une seule clef ! Il est vrai que, pour me consoler, il a ajouté que, si je ne la retrouvais pas, il ferait venir aujourd’hui même le serrurier de Saint-Vaast pour qu’il en fabrique une autre. Alors, bien sûr, je l’ai retrouvée. Et voilà le résultat !
— Bizarre ! Au fait, mon père et ma sœur rentrent quand ?
— Monsieur Guillaume espérait revenir ce soir si le temps s’arrangeait, demain si ces bourrasques continuaient afin que la route ne soit pas trop rude pour une dame... et pour son cheval. En ce cas, ils feraient halte à Valognes... Avec ce qui tombe en ce moment, on ne les reverra que demain...
Arthur s’accorda un instant de réflexion puis décida :
— Rangez tout ça une fois de plus, ma pauvre Kitty, mais ensuite arrangez-vous pour me remettre la clef discrètement. Personne — vous m’entendez bien ? — personne ne doit savoir que je l’ai.
— Ce sera comme vous voulez mais puis-je demander...
— Mes intentions ? Passer la nuit dans cette chambre. Je viendrai m’y installer quand tout le monde sera couché. Je veux voir de mes yeux qui fait ce joli travail.
— Vous ne craignez pas que ce puisse être... dangereux ?
— Soyez tranquille, Kitty, je serai armé. Je sais où mon père range ses pistolets et ses munitions. A la limite, cela peut être très amusant !
Et, d’un pas allègre, Arthur s’en alla étudier la géographie. Ou plutôt faire semblant. Excité par l’expédition projetée, il ne prêta qu’une attention fort distraite aux fleuves et rivières de France au programme du matin...
Lorsque Tremaine et sa passagère atteignirent Valognes, la nuit commençait à tomber. En revanche, le temps s’éclaircissait. La pluie ne tombait plus depuis près d’une lieue. Cependant Guillaume, estimant que son cheval, Centaure, couvert de boue et d’ailleurs légèrement blessé à l’antérieur droit par le saut d’une pierre, avait besoin de repos et de soin, décida de s’arrêter.
Cela rendit vie aux espérances de sa compagne : passer une nuit au Grand Turc pouvait servit merveilleusement ses desseins. Un souper en tête à tête et puis... D’autant qu’ayant bien dormi elle se sentait le corps dispos et l’esprit clair. Aussi éprouva-t-elle une grande déception lorsqu’elle entendit Tremaine déclarer à l’aubergiste accouru qu’il voulait seulement un cheval frais — Daguet viendrait reprendre Centaure le lendemain. Pendant le changement, lui et sa passagère s’accommoderaient volontiers d’un peu de soupe chaude, d’une tranche de pâté et d’une bouteille de cidre. Du coup, le silence qu’elle gardait depuis les Hauvenières vola en éclats :
— Vous ne prétendez pas rentrer aux Treize Vents en pleine nuit ? fit-elle avec aigreur.
— Justement si. Ce ne sera pas la première fois. La route est d’ailleurs beaucoup plus facile que ce que nous avons subi ce tantôt. Venez manger quelque chose !
— Vous devriez nous faire apporter des sandwichs. Ce serait tellement plus commode !
— Sandwichs ?... Qu’est-ce que c’est ?
— Une invention récente du cuisinier d’un de mes bons amis, le comte de Sandwich : afin que son maître puisse se restaurer sans quitter la table de jeu, il étale du beurre sur deux tranches de pain et glisse au milieu du jambon, du rôti froid, du fromage ou tout ce que l’on veut. Vous devriez l’adopter : cela vous permettrait de vous nourrir d’une main et de conduire de l’autre...
— Bien qu’elle soit anglaise, voilà une idée qui me paraît excellente ! approuva Guillaume, négligeant le sarcasme. J’en ferai mon profit mais, pour ce soir, une soupe bien chaude nous réconfortera aussi bien l’un comme l’autre...
Afin d’être certain de perdre le moins de temps possible et de profiter au mieux de l’éclaircie, Tremaine demanda que l’on servît dans la voiture après avoir accordé à sa compagne quelques instants pour se « dégourdir les jambes ». Ensuite on repartit pour la dernière étape.
— Ne faites pas cette mine ! ricana-t-il en claquant ses rênes sur la croupe du cheval. Dans deux heures environ vous serez dans votre lit, bien mieux que dans n’importe quelle auberge, et vous me remercierez.
Ce en quoi il montrait un optimisme singulièrement excessif...
CHAPITRE XII
LE FEU
Durant les trois quarts de la route, Guillaume put croire que ses prévisions allaient se réaliser. Le vent avait tourné. Dans le ciel dégagé, la lune en son plein déversait sa clarté sur la campagne et la forêt où les arbres jouaient les ombres chinoises. Le chemin néanmoins présentait certaines difficultés : à trois reprises, il fallut descendre pour écarter les branches arrachées par la tempête. Aussi quand, après avoir quitté la route de Quettehou afin de piquer sur la Pernelle par Fanoville et Ourville, Guillaume trouva un arbre, un vrai, devant les jambes de son cheval, il se contenta de jurer entre ses dents puis arrêta la voiture et mit pied à terre pour ôter ce nouvel obstacle. Heureusement, ce n’était pas un gros arbre. Un homme seul pouvait en venir à bout...
Il se baissait pour empoigner le tronc quand un cri de la jeune femme l’alerta. Il se retourna et ne vit pas venir le coup de gourdin qui l’étendit face contre terre, les bras en croix et sans connaissance.
Déjà bâillonnée par des mains sans douceur, Lorna, les yeux agrandis d’horreur, regardait les assaillants : une dizaine d’hommes noirs de vêtements, noirs de figures comme des démons ou des créatures de cauchemar qui avaient surgi de la nuit devenue tout à coup semblable à la gueule ténébreuse de l’enfer. Quatre d’entre eux emportaient déjà la longue forme inanimée de Tremaine sur leurs épaules, cependant que deux autres obligeaient la jeune femme à descendre du cabriolet pour l’entraîner dans les profondeurs du bois.
En tournant la tête, elle vit qu’un troisième groupe conduisait cheval et voiture dans une direction différente. Le tout sans un mot, sans un ordre, sans un bruit, presque sans un soupir comme s’il s’agissait d’un ballet bien réglé et ce silence était plus effrayant que les pires vociférations. Pour la première fois de sa vie, la belle Miss Tremayne habituée aux hommages se découvrait seule et fragile entre des mains sans pitié. Pour la première fois de sa vie, elle avait peur...