— Oh, si c’était pas c’soir ça aurait été d’main ! On les aurait attendus l’temps qu’y fallait puisqu’on était sûrs qu’y devaient rentrer dans les deux jours.
Un rire alors se fit entendre. Bizarre, grinçant, sardonique, un rire de vieille femme méchante que Guillaume trouva odieux.
— Sans doute mais c’est tellement mieux que ce soit cette nuit ! Ainsi la fête sera complète et j’espère que notre ami va pouvoir la savourer en détail. Tout est prêt là-bas ?
— Vous voulez dire aux Treize Vents ? Y a aucune raison qu’ça cloche. Colas sait c’qu’il a à faire et j’ai envoyé Donatien lui donner un coup d’main. L’manoir et l’écurie c’était un peu trop pour un seul gars !
Le rire inquiétant se fit entendre de nouveau, vrillant les nerfs d’un Tremaine soudain étranglé d’angoisse à la pensée d’une menace sur ceux qu’il aimait. Dans quel foutu piège était-il tombé ? Et qu’est-ce que c’était que ces démons dont il découvrait la présence autour de sa maison ? Colas !... Colas était avec eux ? Et c’était Potentin qui l’avait recruté sur la foi d’une figure honnête arborant un air innocent et des yeux candides ! S’il n’était pas abattu cette nuit, le pauvre vieux ne s’en remettrait certainement jamais ! Quant à lui, Guillaume, au cas où un miracle lui permettrait d’en réchapper, il écraserait ce Colas sous ses poings avec une joie féroce et jusqu’à ce qu’il soit réduit en bouillie !... Un beau rêve sans doute irréalisable : ces truands devaient être bien sûrs de leur fait pour oser prononcer des noms devant lui !... Et ces sacrées cordes qui ne voulaient pas céder !
Cependant, le fantôme noir s’avançait lentement vers Lorna qu’il contempla un instant en silence, goûtant sans doute à sa juste valeur la terreur qui dilatait les yeux de la jeune femme. Guillaume le vit se pencher pour murmurer quelques paroles dont il n’entendit rien mais qui devaient être abominables. Prise de panique, la jeune femme se tordit dans ses liens en poussant une plainte étranglée. Et le rire retentit de nouveau... Guillaume explosa :
— Venez donc me parler à moi, immonde garce ! Cette dame ne vous a rien fait, alors cessez de la tourmenter ! Il faut que vous ayez l’âme aussi repoussante que ce que vous cachez sous votre voile pour vous en prendre ainsi à une innocente...
— Innocente ? Tu es fou, Tremaine ?... Coupable, oui, plus coupable encore que celle dont elle est le portrait et qui t’a aidé à tuer ta femme.
La voix était basse, feutrée, assourdie, pourtant elle éveillait chez Guillaume un vague souvenir, une lointaine réminiscence mais le nom lui échappait encore. La femme poursuivit en venant à lui :
— Tu veux savoir le sort que je lui ai promis ? D’abord, quand tu auras bien joui du grand spectacle, tu pourras en contempler un autre avant de mourir : celui que te donneront mes hommes en lui passant dessus. Après, je te tuerai de ma main pendant qu’on finira de creuser la fosse qui vous attend tous les deux... mais elle sera encore vivante quand on l’y descendra liée à ton cadavre...
— Vous êtes folle ! cracha Tremaine écœuré. Comment des hommes nés de la femme peuvent-ils servir un monstre tel que vous ?
— C’est simple, je leur donne ce qu’ils veulent : des filles et de l’argent pour se faire une vie moins misérable. Quant à moi, je vais m’offrir ce dont j’ai envie depuis bien longtemps. Plus tard, tu seras trop occupé pour en apprécier la saveur...
Le voile glissa soudain, découvrant une figure sans brûlures, sans cicatrices, sans autres traces que celles laissées par dix années qui peut-être comptaient double ; un visage plat, assez joli autrefois mais dont la peau jaunissait, dont les yeux bleus se délavaient, celui d’Adèle Hamel, la cousine de Guillaume et sa pire ennemie, la femme qui avait manipulé la jalousie d’Agnès avant de la dénoncer, de la traquer et de la jeter au bourreau. Adèle que Guillaume avait juré d’abattre et qu’il cherchait depuis si longtemps...
Figé de stupeur et de dégoût, celui-ci restait muet.
— Je vois que tu me reconnais, cousin. Alors embrassons-nous comme de bons parents ! grinça la femme. Tenez-le, vous autres !
Immobilisé par des poignes brutales, Guillaume, impuissant et révulsé, dut subir le baiser vorace que lui imposait l’être qu’il exécrait le plus au monde. Il serra les dents, luttant contre l’envie de vomir, mais quand enfin elle le lâcha, sa réaction fut immédiate : il cracha sur elle. Sans d’ailleurs atteindre son but : déjà le prêtre avait écarté Adèle.
— A mon tour ! grogna-t-il.
— Tu veux m’embrasser, toi aussi ? hurla Tremaine fou de rage.
— Non... moi, je préfère ça !
Son pied frappa au bas-ventre. Asphyxié de douleur, Guillaume se plia en deux, le cœur arrêté, cherchant son souffle. Le misérable allait recommencer quand sa complice le retint :
— Ça suffit ! Tu peux le tuer et ce serait trop tôt !
— C’est juste ! Laissons-le se remettre... au moins le temps de se rappeler qui je suis. Allons, Tremaine, regarde-moi !... Rassemble tes souvenirs !...
— Mes... souvenirs ? haleta Guillaume. Si un... lâche comme vous y figurait... je ne l’aurais sûrement pas oublié !
— Mais tu ne m’as pas oublié, j’en suis certain. Rappelle-toi, voyons ! Ce merveilleux hiver que tu as passé chez moi les jambes brisées, réduit à l’état de larve ? Et ton beau cheval abattu ?... Et cette pauvre idiote de Hulotte qui est allée te chercher du secours ?... Tu vois, je suis comme Adèle : moi aussi j’ai attendu longtemps ma vengeance mais maintenant je la tiens !
Nicolas !... Nicolas Valette à présent !... Ah ! certes non, Guillaume n’effacerait jamais de sa mémoire les mois de torture subis dans la bauge de ce demi-fou au cœur d’un marais que des pluies diluviennes faisaient immense, infranchissable27. En dépit des ondes de souffrance qui parcouraient son corps, il revit l’étroit visage blond de la sauvageonne qui avait tout osé pour le sauver...
— Catherine ! souffla-t-il. Catherine Hulot !...
— Ah ! Ta mémoire est excellente ! ricana l’autre. Comme c’est bien de ne pas oublier sa bienfaitrice !... Elle, par contre, il y a un bout de temps qu’elle ne pense plus à toi... J’y ai veillé !
— Qu’est-ce que... tu lui as fait ?
— Pas grand-chose ! Elle avait un cou de poulet : j’ai pas eu besoin de serrer beaucoup. Le marais a fait le reste : il y a un endroit où la lise avalerait n’importe quoi, même un bœuf. Pas de danger qu’il la rende jamais... Tu ne pensais tout de même pas que j’allais lui pardonner ce qu’elle venait de me faire ?
— Dire que tout ce qu’elle voulait, c’était te sauver de toi-même, faire de toi un autre homme ! Dire qu’elle t’aimait peut-être ?... Pauvre imbécile que tu es si tu lui préfères cette ancienne furie de la guillotine ! Elle t’y mènera tout droit...
— On est associés, rien d’autre ! Pourtant, c’est elle qui a fait de moi un autre personnage ! Plus de Nicolas Valette ! Le nouveau « Mariage » c’est moi ! J’ai fait partie de sa bande, jadis, avec quelques-uns. Ça nous a paru intéressant de le ressusciter !
— Tu ne ressuscites rien du tout ! Personne n’y a cru ! Mariage était un chouan dévoyé. Toi tu n’es qu’un assassin...
Excédé, Guillaume referma les yeux. Il découvrait que l’enfer pouvait être lassant :
— Finissons-en ! exhala-t-il. Je vous ai assez entendus...
— En finir maintenant ? fit Adèle. Il n’en est pas question ! Tu n’as pas encore dégusté le plat de résistance. Et puis ce n’est pas gentil pour ta belle amie : souviens-toi de ce que je lui ai promis !... Qu’est-ce que tu veux le Claude ?