La dernière phrase visait un homme qui venait d’entrer.
— Je crois qu’ça commence, dit-il. On voit un peu de fumée...
— Quel bonheur !... Eh bien nous allons voir ça ! Un peu d’aide, mes amis, pour que M. Tremaine puisse venir se réjouir avec nous !
Les chevilles et les mains libérées mais traîné plus que porté par le faux prêtre et un autre malandrin à face noire à cause de sa difficulté à marcher, Guillaume se retrouva dehors. Sous le couvert des branches, la lune très haute à présent — il devait être près de minuit — découpait des ombres capricieuses. On l’emmena jusqu’à un gros rocher commandant une trouée dans le bois. Deux hommes en manteau de jonc attendaient là, appuyés à la pierre, bras croisés : les aides du bourreau avant l’arrivée du condamné...
En fait il s’agissait d’une garde plus que d’une assistance : le roc, assez plat, n’était ni très haut ni très difficile à escalader. Quand il y fut, cependant, toujours flanqué de Nicolas et de son complice, Guillaume comprit pourquoi on l’avait conduit là : juste en face de lui, le rayon blafard faisait luire faiblement les ardoises du clocher de la Pernelle à demi caché par un panache de fumée noire qui lui arrêta le cœur. En dépit de la distance que la nuit faussait, il crut distinguer comme les premières lueurs d’un feu d’artifice : des jets de scintillements encore faibles mais qui, avec le vent nocturne, n’allaient pas tarder à s’amplifier. Et le doute, malheureusement, n’était pas possible : c’était sa maison qui brûlait...
Il banda ses muscles pour échapper à ses tortionnaires, courir là-bas, donner l’alerte puisque apparemment ceux des Treize Vents ne paraissaient s’apercevoir de rien. Ce clocher stupide était muet alors qu’il aurait dû sonner le tocsin. Le feu ! La pire terreur des gens de la terre, le feu était chez lui... et lui était là, spectateur impuissant d’un drame qui le ravageait... mais sa réaction était prévue : on le tenait bien.
Le rire d’Adèle se fit entendre à nouveau, dément, démoniaque :
— C’est beau, hein ? Et ça ne fait que commencer parce que dis-toi bien que tout va flamber : la maison, les gosses, les vieux, les chevaux, tout le saint-frusquin !
Poussé par le besoin de se convaincre lui-même, Guillaume cria :
— Ne vous réjouissez pas trop vite ! Vous vous imaginez que les gens d’ici vont laisser flamber les Treize Vents sans rien tenter pour leur venir en aide ?
— Possible ! siffla Nicolas. Probable même... mais trop tard !... Oh. on sauvera peut-être quelques pans de murs mais quand ta petite famille s’apercevra que le feu est dans la maison, elle ne pourra pas sortir de ses chambres ! Colas aura mis des cales sous les portes et coincé les fenêtres avant d’allumer. On les entendra peut-être crier d’ici ?... Drôle, hein ?... Tiens, regarde ! Regarde la belle flamme si elle monte bien ! Oh ! que c’est beau !
Une longue langue de feu léchait le ciel à présent, déchaînant chez Tremaine une de ces réactions de fureur sacrée comme en connaissaient les vieux Vikings, ses ancêtres, quand, en se lançant dans la mêlée, ils invoquaient Odin pour qu’il entre en eux et les gonfle de sa puissance. D’un violent coup d’épaule, il déséquilibra l’un de ses gardes qui glissa et tomba du rocher une demi-seconde avant que le faux prêtre ne connaisse le même sort. Puis Guillaume sauta en aveugle, éprouva en touchant le sol une douleur aiguë dans sa mauvaise jambe mais, s’efforçant de se relever, il se jeta à plat ventre sous les épais buissons d’un hallier voisin et se mit à ramper. Il connaissait bien la région. S’il pouvait arriver jusqu’au manoir d’Ourville, il serait peut-être possible de sauver les enfants... Mon Dieu, les enfants !... Mon Dieu venez à leur aide ! Au moins eux !... au moins eux !
Il croyait les entendre l’appeler tandis qu’il se traînait dans les fourrés pour tenter d’échapper à ceux qui se jetaient déjà à sa poursuite. L’effet de surprise n’avait pas duré longtemps !... Sa jambe et son ventre lui infligeant une trop grande souffrance pour qu’il pût aller vite. En outre, sa seule chance était de ne pas faire de bruit. Les dents serrées, tendu par la volonté de réussir, insensible même à la déchirure d’une de ses joues par une branche de houx, il avançait. Pas une seconde, à cet instant, il ne pensa revenir afin d’aider Lorna restée dans la vieille tour. C’eût été se précipiter dans la gueule du loup. Et puis seuls comptaient les enfants ! Ce n’était pas sa propre vie qu’il voulait sauver en tentant une évasion, c’était la leur, la seule précieuse ! La seule qui lui insufflât le courage d’avancer encore et encore...
Et ce fut juste au moment où une toute petite lueur d’espoir commençait à vaciller en lui qu’une voix pareille à la trompette du Jugement dernier éclata au-dessus de sa tête :
— Eh, vous autres ! Je l’ai trouvé. Qu’est-ce que j’en fais ?
— J’arrive ! On va le ramener bien doucement. Doit pas mourir avant qu’l’incendie soit fini...
Un élan désespéré jeta Tremaine sur l’ombre épaisse dressée devant lui. Il le percuta de toutes ses forces. L’homme se plia en deux avec un beuglement mais Guillaume n’eut qu’une seconde pour se réjouir de cette pauvre victoire. Tout de suite après il était maîtrisé, reconduit au lieu de son supplice mais, cette fois, on se contenta de le maintenir debout contre le rocher : les progrès du feu le rendaient visible de cet endroit. Un panache de fumée, une haute langue de feu masquaient la maison.
Ce qu’endura Tremaine dans l’heure qui suivit n’a de nom dans aucune langue. L’incendie ne cédait pas, ne faiblissait pas. Transi d’horreur, le malheureux se sentait devenir fou. Il croyait entendre les plaintes des agonisants, humains ou animaux, sortant du cœur flamboyant mais, en fait, il n’entendit que le tocsin enfin réveillé, ce redoublement sinistre d’une cloche qui ne chante plus, qui appelle au secours. Et aussi deux coups de feu inexplicables...
Pourtant il ne disait rien, ne gémissait pas, n’insultait même pas ses bourreaux. Il n’en avait plus la force. Seules les larmes qui roulaient le long de ses joues creuses trahissaient sa souffrance...
Le contraste entre cette douleur muette et la joie volubile de la femme et de son complice qui ne cessaient d’évoquer d’affreuses images finit par toucher l’un des hommes.
— Ça suffit peut-être ! grogna-t-il. Vous vous êtes assez amusés et la nuit s’avance. Faudrait peut-être songer à en finir !
— Tu en as déjà assez, Godin ? fit Adèle. Tu oublies que son Daguet t’a jeté à la porte de ses écuries sous prétexte que tu buvais et que ça te rendait brutal...
— Il l’a fait mais j’en a tout d’même assez vu !
— Et puis il y a la fête qui t’attend dans la tour ? C’est à la belle fille que tu penses, hein, gredin ?... Bon, tu as raison : laissons cramer la bicoque et passons à un autre genre de distraction... Il faut d’ailleurs que je rentre avant le jour : ma pauvre sœur pourrait s’inquiéter la sotte !
Guillaume se laissa remmener vers la tour. Dans ce désarroi, quelques questions subsistaient : comment faire pour épargner à Lorna, la dernière vivante, l’abomination qu’on lui réservait ? Comment la tuer sans armes et avec des mains liées — on les lui avait attachées de nouveau — derrière le dos ? Et surtout comment mourir — la seule chose qu’il désirât désormais ! — en sachant le sort ignoble qu’on lui destinait ? Pourrait-il obtenir d’être jeté vivant dans la fosse avec elle ? La mort serait plus rapide...
Mais ce fut quand on atteignit la tour qu’il se crut vraiment la proie du délire. Les malandrins qu’on y avait laissés, ceux qui gardaient, ceux qui creusaient la tombe, n’étaient plus là. Le cri de fureur d’Adèle lui fut une douce musique :