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 — Où sont passés ces imbéciles ? Si c’est comme ça qu’ils protègent...

La phrase s’étrangla dans sa gorge. Des buissons et des arbres une foule armée de faux, de piques, de haches et de couteaux venait de surgir et enveloppait les faux chouans. De la tour elle-même ce fut M. de Rondelaire qui surgit, un pistolet à chaque main. Il eut pour Tremaine effaré un sourire aussi placide que s’il le rencontrait sur le port de Saint-Vaast :

 — Pas trop de mal ?

 — Moi non mais... les miens, la maison...

 — Ils vont à merveille les vôtres ! Quant à la maison elle n’a pas de gros dégâts... et seulement intérieurs...

 — C’est impossible ? Voilà bientôt une éternité que ça flambe.

 — Vous aurez à reconstruire vos écuries — les chevaux sont indemnes bien sûr ! — mais il fallait entretenir l’illusion pour nous donner le temps d’arriver. Une chose est certaine : vous devez une fière chandelle à votre fils Arthur. C’est lui qui a sauvé les Treize Vents...

 — Et ma nièce ? Où est-elle ?

 — On la transporte chez vous en ce moment. Elle n’a que des égratignures mais elle a été très ébranlée par ce qu’elle vient de vivre. Le docteur Annebrun qui est là-bas s’occupera d’elle... Autant vous le dire tout de suite : pour l’instant il s’occupe de votre Clémence qui a été proprement assommée...

Posant ses pistolets, il tira un couteau de chasse de sa ceinture et trancha les liens de Guillaume qui, sous le coup d’une immense bouffée de joie, venait de se laisser tomber sur un amas de pierres, complètement vidé de ses forces. Puis, sortant de sa poche une petite gourde pleine d’eau-de-vie, il la lui offrit :

 — Avalez-en un bon coup ! Vous en avez besoin. Quant à ce qui s’est passé, je vous le raconterai tout à l’heure. Pour l’instant nous avons à rendre la justice...

 — Qu’allez-vous faire ?

 — Brancher tout ce joli monde... comme au bon vieux temps !

 — Sans jugement ?

D’un geste plein d’ampleur, Rondelaire embrassa le cercle farouche des paysans éclairé par la lumière jaune des lanternes que certains portaient à bout de bras. Le fer des haches et des faux luisait sinistrement entre leurs mains mais moins que les braises sombres de leurs regards implacables.

 — Si l’on veut que l’ouvrage soit bien fait, il faut l’exécuter soi-même. Aucun de ceux-là n’admettrait que l’on perdît du temps pour aller chercher les gendarmes de Valognes ou pour leur amener le gibier à qui peut-être la route donnerait des occasions d’échapper. Et puis... outre que les temps sont encore incertains, nous sommes les gens du bout du monde, nous autres, habitués depuis longtemps à nous défendre seuls. Vous le savez bien d’ailleurs. Ces forbans ont commis trop de crimes pour mériter autre chose que la mort : ils vont l’avoir !

Les membres de la « bande à Mariage » étaient à présent solidement ligotés. En voyant leurs gardiens préparer des cordes dont la destination ne faisait aucun doute, ils se mirent à protester, à gémir, à hurler, à insulter, offrant un spectacle assez répugnant pour étouffer toute velléité de pitié. Seule Adèle était bâillonnée avec le linge ayant servi à Lorna : ses hurlements hystériques étaient intolérables. Guillaume la désigna d’un mouvement de tête :

 — Celle-là aussi ?

L’ancien officier de justice haussa les épaules.

 — Pourquoi ne subirait-elle pas le sort commun ? Ne me dites pas que vous souhaitez l’épargner après tout ce qu’elle a fait ?

 — Pensez-vous que je puisse oublier qu’elle a dénoncé ma femme, qu’elle était au pied de l’échafaud pour se réjouir de sa mort et l’insulter, qu’enfin elle voulait, cette nuit-même, assassiner mes enfants par le feu ? Depuis dix ans je la cherche en me jurant de la tuer de mes mains...

 — Souhaitez-vous donc procéder vous-même ? fit Rondelaire surpris.

 — Non, mais je pense qu’auparavant nous devrions peut-être l’interroger. Les crimes de ces misérables ont eu lieu dans des endroits divers souvent éloignés les uns des autres. Sommes-nous certains de tenir toute la bande ? Il manque au moins l’autre « demoiselle Mauger »...

 — Elle doit être arrêtée à cette heure. J’ai envoyé du monde. Nous saurons par elle ce que nous avons besoin de savoir..

 — Pas grand-chose peut-être. Avant votre arrivée miraculeuse, cette... créature disait qu’elle allait devoir rentrer vite à cause de sa « sotte de sœur » qui s’inquiétait sans doute...

 — Elle pourra au moins nous apprendre comment Adèle Hamel est devenue Eulalie Mauger. Maintenant, si vous y tenez vraiment...

 — Non, coupa Tremaine. Vous avez raison. Finissons-en et le plus tôt sera le mieux !

 — Sage décision ! soupira Rondelaire qui savait ne pouvoir retenir encore longtemps le besoin de vengeance de ses hommes. On dit que la voix du peuple, c’est la voix de Dieu ; c’est donc sa justice qui va s’exercer ici. Allez, vous autres ! cria-t-il.

Ce fut rapide : en quelques instants, une douzaine de corps se balançaient aux arbres. Le faux prêtre mourut en vomissant des injures contre la Terre entière et après avoir craché à la figure de sa complice :

 — Toi et tes idées tordues ! On aurait pu continuer encore un moment, devenir très riches et même assez puissants pour attaquer les Treize Vents en force, tuer tout le monde et piller tranquillement la maison avant d’y foutre le feu, mais toi, ce que tu voulais surtout, c’était Tremaine et sa garce. Et tu les voulais tout de suite. Ah, les femmes ! à

Et il cracha. Adèle ne l’entendait même pas. Débarrassée de son bâillon, elle se tordait, écumait, hurlait des injures, en proie à une crise de nerfs si terrible que les hommes chargés de l’exécuter se signèrent, persuadés qu’elle était possédée du démon. Elle mourut la dernière...

Quand tout fut fini, on déposa son corps dans la fosse déjà prête :

 — Par respect, expliqua M. de Rondelaire à Guillaume, pour le sang de votre grand-père à tous les deux : Mathieu Hamel, le digne et honnête saulnier de Saint-Vaast. Quant aux autres, ajouta-t-il en désignant les fruits sinistres des arbres, les gendarmes que je vais prévenir s’en chargeront demain. Venez, à présent ! Je vous ramène chez vous.

Les coqs se répondaient à travers la campagne lorsque Guillaume revit sa maison. Dans la nuit profonde qui précède l’aube, l’énorme tas de bois qui, avec les écuries, avait permis de faire croire que la totalité des Treize Vents flambait rougeoyait encore. Des flammèches noires, duveteuses et grasses voltigeaient semblables à des mouches. Une petite brise les portait jusqu’aux grands murs clairs, un peu ternis, un peu souillés peut-être, mais intacts. Guillaume alors éclata en sanglots mais c’était de soulagement.

Il y avait foule. Cependant, à travers ses larmes, il ne vit qu’Élisabeth, Adam et Arthur, ses enfants, qui accouraient vers lui. Eux aussi portaient les traces du combat mené durant cette nuit terrible, mais leurs yeux scintillaient de la même lumière, du même bonheur. Guillaume alors ouvrit les bras pour les envelopper tous les trois d’un amour qui ne distinguait plus, qui les unissait en effaçant toute différence. Pour la première fois il eut la conscience aiguë, presque douloureuse, de recréer avec eux le trèfle ancestral28... Il était la tige et eux les tendres feuilles à la riche verdure...

 — Père ! dit Élisabeth. C’est Arthur qui nous a sauvés...

 — Je sais... on m’a dit !... Pas dans les détails, évidemment !... Oh, mon fils, que soit béni à jamais le jour qui t’a ramené à ton pays natal !...