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Le jour se leva enfin, pâle et gris, timide comme s’il avait honte d’éclairer ce qui était tout de même un désastre. Murs encore fumants, poutres calcinées, ferronneries tordues, il ne restait presque rien des belles écuries dont Tremaine était si fier. La vague des amis, des sauveteurs bénévoles, de tous les braves gens venus au secours des Treize Vents se retirait lentement, presque à regret, comme si tous ces cœurs dévoués déploraient de ne pouvoir faire plus...

Étayé comme autrefois sur ses béquilles retrouvées — Pierre Annebrun avait diagnostiqué et bandé une superbe entorse — , Guillaume Tremaine faisait le tour des décombres entre son médecin résigné à le laisser marcher et Rose de Varanville. Elle aussi était accourue dans la nuit, à cru sur un cheval qu’elle n’avait pas pris le temps de seller, emmenant avec elle ses paysans et ceux de ses écuries qui, à présent, ramenaient au château la cavalerie des Treize Vents désormais sans toit.

Après ses enfants, c’était elle que Guillaume avait vu la première, pâle et belle dans sa tenue d’amazone noire sur laquelle flottait sa chevelure dénouée. La voir lui avait causé une joie d’une infinie douceur parce que ses grands yeux couleur de jeunes feuilles étaient noyés de larmes lorsqu’elle vint à lui. Alors, il l’avait prise dans ses bras sans dire un mot, simplement heureux de sentir contre ses lèvres la fraîcheur de sa peau, la senteur légère de sa chevelure après toute cette horreur. Elle était la vie, elle était la vérité ! A cet instant il connut la certitude de l’aimer vraiment, de n’aimer qu’elle, de ne vouloir qu’elle par-delà les tentations basses et les appétits vulgaires. Aucune femme ne la valait sur cette Terre et, s’il ne pouvait la conquérir, aucune femme n’occuperait auprès de lui la place qu’il brûlait à présent de lui offrir. La mort qu’il venait de voir de si près donnait le prix exact des années à venir... si Dieu voulait bien lui prêter vie !

 — Tu devrais rentrer, conseilla le médecin. Cette inspection pouvait attendre quelques heures...

 — Peut-être mais je tenais à me rendre compte dès maintenant. Les dégâts sont sérieux, les écuries en ruine et la maison abîmée, mais c’est au fond sans importance puisque tout le monde est sauf. Je vais réparer, reconstruire, replanter... Vous m’aiderez, Rose ? murmura-t-il à la jeune femme qui lui offrit son rayonnant sourire :

 — Quelle question ! fit-elle. Bien sûr, je vous aiderai et avec d’autant plus de joie que ce qui vient de se passer, si cruel que ce soit pour vous, permet de purger le pays tout entier d’un affreux péril. Il n’y a plus de menace sur nos maisons, plus de menace sur les Treize Vents. Nous venons de vivre la dernière...

Possédait-elle donc un pouvoir magique cette femme pure et droite qu’aucune souillure ne semblait capable d’atteindre ? Tandis qu’elle parlait, un étroit pinceau de lumière pâle perça la couverture de nuages, un faible rayon de soleil qui joua un instant dans les boucles cuivrées de Rose avant de s’éteindre. Guillaume, alors, prit sa main pour y poser un baiser très doux.

 — S’il devait y en avoir d’autres, j’aimerais tant que nous puissions les affronter ensemble, dit-il si bas qu’elle seule l’entendit.

Elle ne répondit qu’en rougissant un peu.

 — Avant de rentrer, dit le docteur, je vais m’assurer que la dose d’opium administrée à ta nièce est suffisante. Quand on l’a ramenée, j’ai bien cru qu’elle était en train de devenir folle...

Désagréablement impressionné, Guillaume lui jeta un regard noir. C’était bien le moment d’évoquer Lorna alors que son unique envie était de l’oublier !...

Tendant une de ses béquilles au malencontreux médecin, il prit le bras de Rose et revint avec elle vers la maison.

Troisième partie

LA FEUILLE ARRACHÉE

CHAPITRE XIII

UN COUP DE TONNERRE

En dépit de ce qu’il venait de subir, Guillaume ne s’accorda pas un instant de repos. Les blessures des Treize Vents le rendaient à la fois enragé et très malheureux. Il voulait réparer au plus vite. Aussi, pas question d’aller se coucher avant d’avoir convoqué d’urgence M. Clément, son architecte de Valognes, ainsi que le menuisier Barbanchon et le maçon Maillard, tous deux de Saint-Vaast. Il leur écrivit sur-le-champ. Une autre lettre, que le plus dispos des garçons d’écurie emporta à Valognes avec le billet destiné à M. Clément, informait M. Lecoulteux du Moley, banquier et ami de Tremaine, de ce qui venait de se passer et réclamait la mise à disposition d’importantes liquidités... Celle-là prendrait la malle de Paris.

Une espèce de fièvre froide possédait le maître. Au point de lui rendre quasi insupportable le silence qui régnait dans une maison dont presque tous les habitants dormaient du sommeil des bêtes harassées : les enfants et Mr Brent chacun dans sa chambre, Lorna et Mme Bellec sous l’influence des calmants dispensés par le docteur Annebrun et les rescapés des écuries — ceux tout au moins qui n’étaient pas partis pour Varanville — dans les logis où l’on avait réussi à les caser. Seule Béline, décidément indestructible, officiait à la cuisine en compagnie de Mlle Lehoussois arrivée à l’aube dans sa charrette avec son âne et tout ce dont blessés ou malades pouvaient avoir besoin en fait d’onguents, de charpie et de tisanes. Elles s’affairaient à préparer le bon repas qui réparerait bien des forces.

Son courrier expédié, Guillaume rêvait dans son grand fauteuil de cuir noir quand sa vieille amie entra, porteuse d’un plateau chargé d’une cafetière et de deux tasses.

 — Tu dois être mort de fatigue, dit-elle. Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ?

 — Parce que je ne pourrais pas tenir dans mon lit. Il y a trop d’idées qui trottent dans ma tête. Je dormirai la nuit prochaine.

 — Elle est encore loin, mais je sais que cela ne servirait à rien de te sermonner alors je viens boire un peu de café avec toi. A moins que je ne te dérange ?

 — Me déranger quand je suis si heureux que vous soyez là ?

 — Il est normal que je t’aide quand tu en as besoin. Vous êtes toute ma famille, les petits et toi...

Après les avoir servis tous les deux, elle alla s’asseoir avec sa tasse au coin du feu.

 — As-tu envie de parler de la nuit dernière ou préfères-tu te taire ? demanda-t-elle au bout d’un moment de silence.

 — J’ai envie de parler mais pas de la nuit dernière parce que je veux m’efforcer de l’oublier le plus vite possible. C’est l’avenir seul qui m’intéresse. Après cette abomination, je le veux plein de joie, rayonnant.

 — Tu vas te dépêcher de reconstruire ? Tu parais même bien pressé.

 — Oui. C’est par là qu’il faut commencer. Je veux rendre leur beauté aux Treize Vents, bâtir pour tous un nouveau bonheur...

 — Tu te comprends dans ce « tous » ?

 — Je compte même y tenir le premier rang. Peut-être parce que j’ai failli tout perdre, j’ai compris cette nuit qu’il me restait une chance, une seule de connaître quelques années heureuses avant de mourir et c’est pourquoi je suis si pressé.

 — Je ne vois pas le rapport ?

 — Vous allez le voir : le jour où nous fêterons la restauration des Treize Vents, je demanderai à Rose si elle veut bien consentir à devenir ma femme...