Mlle Anne-Marie ne répondit rien mais, entre ses vieilles mains toujours si habiles et si sûres, la fragile porcelaine frémit, tinta. Elle ferma les yeux pour cacher son émotion. Sans parvenir cependant à retenir une larme qui bouleversa Guillaume. Quittant son fauteuil, il clopina jusqu’à sa vieille amie et se laissa tomber sur la petite chaise basse où Élisabeth aimait à s’asseoir quand elle était enfant.
— Cela vous fait tant de peine ? murmura-t-il, inquiet.
— Mais non, imbécile ! Si je pleure c’est de joie ! Mais pourquoi ne t’es-tu pas décidé plus tôt ?
— Oh, vous devez bien vous en douter ! Jusqu’à la mort de Marie, j’espérais toujours qu’elle me serait rendue, mais j’ai compris depuis que je n’y croyais pas vraiment. Peut-être parce que je n’en souffrais pas autant que je voulais le croire ; peut-être parce que Rose était là. Il me suffisait d’aller vers elle pour avoir son sourire, sa chaleur... Maintenant...
— Maintenant tu as peur qu’un autre ne te l’enlève ? Ton ami canadien par exemple ?
— Vous savez ça ? Comment avez-vous fait ? Vous étiez au fond de votre lit avec une énorme bronchite durant tout le temps où la variole a sévi, ce qui vous a empêchée de venir ici !
— Si Mahomet ne va pas à la montagne, la montagne ira à Mahomet, cita-t-elle d’un ton sentencieux. En l’occurrence Potentin jouait très convenablement le rôle de la montagne quand il se rendait aux commissions. Cela dit, rien ne me ferait plus plaisir que ce mariage. Seulement...
Son hésitation trouva aussitôt un écho angoissé dans le cœur de Guillaume :
— Vous craignez que Rose ne me refuse... qu’elle ne réponde pas à mes sentiments ?
— Je suis presque certaine qu’elle t’aime, elle aussi, et cela depuis qu’elle est descendue de voiture le jour de Noël. Je vous revois tous les deux quand tu as baisé sa main. Elle était jolie comme un cœur, toi éperdu d’admiration... et elle en était tellement heureuse !
— Donc vous m’approuvez ?
— Sans hésiter. Pourtant laisse-moi te donner un conseil : arrange-toi pour renvoyer la fille de Marie en Angleterre dès qu’elle sera remise ! Tu ne peux pas demander à Rose d’entrer dans ta maison tant que la fille d’une autre — et quelle autre ! — y sera. Et je crains que de ce côté-là tu n’aies un problème.
— Pour quelle raison ? Après ce qu’elle vient de subir, elle souhaitera certainement regagner des eaux plus calmes et surtout plus éloignées. En outre, son fiancé doit commencer à trouver le temps long...
La sage-femme se leva et vint poser ses mains sur les épaules de Guillaume, plantant dans ses yeux un regard singulièrement pénétrant.
— N’essaie pas de te donner à toi-même des raisons auxquelles tu ne crois pas ! Tu sais pertinemment que ce sera difficile parce que tu as été assez stupide... ou assez faible pour en faire ta maîtresse.
— Elle n’est pas ma maîtresse ! protesta Guillaume. J’avoue... que nous avons passé une nuit ensemble, aux Hauvenières, une seule ! Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je l’ai regretté aussitôt et, lorsque je suis retourné la chercher, je suis allée coucher à l’auberge de Port-Bail. Elle sait que je ne l’aime pas et que je désire son départ.
Mlle Lehoussois laissa retomber ses mains, haussa les épaules et soupira :
— Souhaitons que tu l’obtiennes ! Il le faut... pour elle autant que pour toi. Elle pourrait être en danger ici.
— En danger ? grogna Tremaine incrédule.
— Pas de la vie mais peut-être de la raison ! Tu seras bientôt le seul à ne pas le savoir, Guillaume, mais il se passe dans ta maison des choses bizarres...
Et de répéter les récits de Mme Bellec et de Potentin sur les étranges événements de la nuit de Noël, sur le portrait qui ne restait pas accroché au mur d’Arthur et sur les inquiétudes de Kitty.
— As-tu demandé à Arthur la raison de sa veille dans la chambre de Mlle Tremayne la nuit dernière ? conclut-elle.
— En effet ! Il nous a tout raconté. Cependant cette histoire de robes décrochées et entassées me paraît délirante. Quel fantôme — si fantôme il y a ?
— s’amuserait à de pareilles sottises ?
— Je suis d’accord avec toi. Ça me paraît beaucoup et il est possible qu’il y ait eu là une main humaine, mais il n’en reste pas moins que l’esprit d’Agnès morte sans repentir et de mort violente s’attache à ces murs qu’elle voulait garder par-dessus tout et même contre toi. Elle haïssait trop Marie pour que sa haine ne s’attache pas aussi à cette Lorna.
— Que dois-je faire alors ?
— Pas grand-chose dans l’immédiat. Avec la dose d’opium que Pierre Annebrun lui a administrée, elle va dormir au moins jusqu’à ce soir. Nous verrons demain. Une chose est certaine : elle a bien mauvaise mine ! Il se peut que ce qu’elle vient de vivre l’ait beaucoup secouée.
En formulant cette opinion, Mlle Lehoussois se montrait optimiste. Il fut vite évident, lorsque Lorna retrouva la conscience, qu’elle était vraiment malade. Au point d’inspirer de l’inquiétude au médecin de la famille. Blême, les yeux creux, un rictus douloureux aux coins de sa bouche amincie, elle se lovait au fond de son lit en serrant draps et couvertures contre sa poitrine où le cœur battait trop vite. Les crises de larmes alternaient avec les moments d’abattement. Il était alors impossible de lui tirer un mot et, la nuit, la maison retentissait des cris que lui arrachaient ses cauchemars. Elle en sortait tétanisée, inondée de sueur mais grelottante au point d’obliger Kitty à changer tout son linge.
Seule celle-ci, le docteur et — Dieu sait pourquoi ? — Mlle Anne-Marie étaient admis auprès de Lorna. L’image que lui renvoyait le miroir qu’on ne pouvait lui refuser lui faisait repousser avec horreur toute autre visite. Même celle de son jeune frère.
— Il me déteste presque autant que la petite pimbêche et l’autre gamin, répétait-elle avec une obstination maniaque. Guillaume est le seul qui ne me veuille pas de mal, mais je refuse qu’il me voie avec ce visage...
A d’autres moments, elle s’accrochait à Pierre Annebrun en lui jurant que l’on essayait de l’empoisonner. Aussi exigeait-elle que ses garde-malades goûtassent tout ce qu’on lui servait, mais la plupart du temps elle acceptait seulement du lait dont elle buvait d’ailleurs des quantités.
— Tu ne crois pas qu’elle est en train de devenir folle ? demanda Tremaine au médecin.
— Non, mais ce qu’elle a subi lui a sérieusement ébranlé les nerfs. Cependant j’avoue que je l’aurais cru plus solide et que j’en viens à me demander s’il n’y a pas en elle une disposition naturelle à une certaine forme d’hystérie qui aggrave la névrose où la peur l’a jetée.
— Et... à ton avis, ce sera long à guérir ?
— Quelques jours ou plusieurs mois, voire des années. Mais rassure-toi, ajouta-t-il en voyant verdir son ami, j’ai bon espoir de l’en tirer assez vite afin qu’elle puisse reprendre une vie normale. Les calmants que j’ai prescrits paraissent efficaces. D’autre part — et même si je te choque — , sa crainte d’être empoisonnée n’est pas une si mauvaise chose : le lait est excellent pour ce genre de maladie. En outre, j’imagine qu’une fois remise sur pieds elle n’aura rien de plus pressé que de mettre toute la largeur de la Manche entre elle et des gens aussi dangereux. Mes confrères britanniques feront le reste...
Guillaume se sentit revivre. Depuis le début de la maladie de Lorna, il cultivait la crainte de voir s’éterniser un séjour qui lui pesait. C’était entre son bonheur et lui un obstacle majeur, encore plus difficile à franchir si la guerre se déclarait. On en parlait de plus en plus et si les hostilités reprenaient, il ne voyait pas comment il lui serait possible, sans barbarie, de jeter deux femmes au péril d’une mer hérissée de canons. A moins de les ramener lui-même à bon port au risque de faire confisquer son bateau et de se retrouver prisonnier.