Ce fut moins difficile qu’elle ne le craignait. La sœur d’Eulalie voyait dans leur bienfaitrice une sorte de créature céleste pétrie de bonté et de charité. Elle avala d’un seul coup la douloureuse histoire que la prétendue sainte lui servit un soir au coin du feu : celle d’une jeune fille de noble famille entrée en noviciat chez les Dames Bénédictines de Valognes mais séduite, détournée de ses devoirs et finalement enlevée par un certain Guillaume Tremaine, sorte de suppôt de Satan auquel aucune femme ne pouvait résister. Ce misérable avait abandonné sa conquête à Paris après qu’elle eut mis au monde une petite fille qu’elle n’eut même pas le droit d’embrasser : le suborneur l’enleva pour la confier à une nourrice dont il se garda bien de donner l’adresse puis disparut, laissant la pauvre Adèle aux mains de gens sans aveu mais plus compatissants que lui. A présent, elle désirait de toutes ses forces retourner dans la région de Valognes afin d’essayer de retrouver sa petite Céline — Tremaine s’était contenté de dire qu’il la ramenait au pays — , mais c’était impossible à visage découvert. Le séducteur était riche, puissant et la faire assassiner ne lui coûterait pas...
Considérant ce mauvais roman comme parole d’évangile, Mlle Mauger l’aînée mêla ses larmes à celles de son amie et jura de l’aider par tous les moyens à retrouver son enfant et à tirer vengeance de l’infâme séducteur. Adèle se fit acheter du crêpe noir et les « deux sœurs » prirent ensemble le chemin de Bayeux où les choses se passèrent comme l’on sait déjà.
Urbain, lui, était resté au Pommier Chenu mais n’y perdait pas son temps. Battant les bois, les marais, à la recherche d’hommes susceptibles de composer la bande souhaitée par sa patronne, il tomba sur un certain Nicolas Valette qui lui parut si intéressant qu’il prit sur lui de l’amener, un soir, chez les demoiselles Mauger. L’époque était celle de la chouannerie normande et l’on ne s’étonnait guère de voir, à la nuit tombée, des gens de mine inquiétante se faufiler dans les demeures les plus respectables. L’idée de ressusciter la bande à Mariage naquit donc à l’ombre auguste d’une noble cathédrale...
Naturellement, Mlle Célestine fut tenue à l’écart de ce beau projet. Pour elle, ces gens un peu bizarres que recevait sa « sœur » étaient seulement, à Bayeux d’abord puis à la maison du galérien, des émissaires chargés de relever les traces de l’enfant perdue tout en surveillant les allées et venues de Tremaine. Elle n’en vit d’ailleurs que très peu : l’habileté de « Mariage » avait été de scinder sa troupe en petits groupes de cinq ou six hommes vivant en général dans la forêt et au grand jour sous l’aspect rassurant de bûcherons ou de charbonniers. C’était l’une ou l’autre de ces malfaisantes cellules, entraînées soigneusement à effacer leurs traces, qui frappait. Quant à la maison des demoiselles Mauger, sa situation solitaire adossée à une lande sauvage, jointe à la légende tragique de ses derniers habitants, en faisait un quartier général idéal.
C’est donc là qu’au bout de quelque temps vint s’installer Nicolas Valette sous l’avatar de l’abbé Longuet de retour d’émigration. Il y joua son rôle à la perfection, allant même jusqu’à assister le curé de Morsalines dans son ministère, disant la messe et entendant les confessions. Ce qui pouvait toujours être utile. Mlle Célestine, qui n’avait fait que l’entrevoir, une nuit, sous son aspect primitif, ne le reconnut pas et se montra particulièrement heureuse de la présence d’un aussi saint homme.
Le réveil, au lendemain de ce que l’on appelait déjà la « nuit des Pendus », fut pour elle effroyable. Tout son univers s’écroulait à mesure qu’elle découvrait ce qu’étaient la femme qu’elle appelait sa sœur et le bon prêtre à qui elle confiait les secrets de son âme simple. A un désespoir violent succéda un morne abattement et Guillaume, apitoyé, n’eut aucune peine à faire reconnaître son innocence. Avec l’aide de l’abbé Bidault, curé de Saint-Vaast, il obtint qu’elle soit confiée aux Filles de la Charité qui se réinstallaient à Valognes dans l’ancien manoir presbytéral, et paya pour elle une généreuse pension.
Ainsi les nuages se dissipaient sur les Treize Vents en pleine restauration. La santé de Lorna s’améliorait de façon tout à fait satisfaisante aux dires de Pierre Annebrun. Selon lui, on pouvait à présent envisager son retour en Angleterre sans craindre de se comporter en sauvages. Il devenait même urgent d’y procéder.
A Paris, en effet, la situation avec Londres se détériorait rapidement. Le gouvernement de Bonaparte, tout en ne cessant de réclamer l’évacuation de l’île de Malte par la flotte anglaise, s’efforçait de retarder, au bénéfice de ses préparatifs, une guerre qui pour tout un chacun était imminente : les gazettes retentissaient déjà du bruit des armes. La paix d’Amiens, qui avait clos quinze années d’hostilités, se déchirait en lambeaux cependant que le consul faisait frapper les premières monnaies à son effigie et que son pouvoir s’étendait à présent sur toutes choses. On commençait même à chuchoter qu’il pourrait bien, un jour prochain, devenir empereur...
Quoi qu’il en soit, Guillaume se rendit à Cherbourg pour voir le capitaine Lécuyer et envisager avec lui l’embarquement de la jeune femme et de sa camériste à destination des côtes anglaises les plus proches : l’île de Wight par exemple. L’Élisabeth se trouvait encore au bassin de carénage mais Tremaine possédait des parts importantes sur plusieurs autres navires susceptibles d’emmener les deux voyageuses dans les meilleures conditions de confort et de sécurité. Si l’on faisait vite, tout était encore possible.
Lorsqu’il rentra aux Treize Vents plutôt satisfait, l’après-midi s’achevait. L’heure du souper n’allait pas tarder à sonner, aussi tous les membres de la famille étaient-ils dans leurs chambres occupés à s’y préparer. Il restait tout juste à Guillaume le temps de se débarrasser des poussières du chemin, pourtant il pensa qu’il serait plus courtois de mettre Lorna au courant du résultat de son voyage plutôt que de le lui annoncer sans précautions oratoires et en présence de témoins qu’elle ne portait pas forcément dans son cœur. Aussi fit-il appeler Kitty pour demander si sa maîtresse consentirait à lui accorder quelques instants d’entretien.
La jeune femme était prête lorsqu’il entra chez elle. Comme au soir où elle s’était décidée à descendre pour rencontrer enfin les petites Varanville, elle arborait sa robe de moire lilas et la parure de perles qu’elle portait avec une grâce quasi royale. Elle lui sourit dans le miroir où elle arrangeait une boucle de ses cheveux.
— Je pense être redevenue moi-même, dit-elle. Peut-être ai-je un peu maigri, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus.
— Rassurez-vous, ma chère : vous êtes aussi belle que par le passé.
— Vous m’en voyez très heureuse ! Mais, vous-même, êtes-vous satisfait de ce petit voyage... où donc déjà ?
— A Cherbourg. Je me suis occupé de trouver un bateau sûr pour vous ramener en Angleterre.
Elle eut un haut-le-corps et ses lèvres se pincèrent. Il comprit qu’il venait de l’offenser, mais le temps n’était plus, entre eux, aux délicatesses.
— Vous avez fait ça ? dit-elle. Et sans m’en avertir ?
— Je voulais d’abord étudier les possibilités, voir à qui je pouvais vous confier... Lorna, ne faites pas cette figure ! Votre séjour ici ne peut s’éterniser. Vous êtes guérie et nous sommes, cette fois, vraiment au bord de la guerre : le premier coup de canon peut être tiré d’un jour à l’autre. Il faut que vous partiez !