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 — Kitty ! murmura-t-il. C’est bien vous ?

 — Oui, monsieur Guillaume, c’est bien moi !... Quelle tristesse de vous retrouver dans un moment si douloureux !... Je suis toujours restée à son côté...

 — Vous avez eu plus de chance que moi !... Cependant, je suis heureux de vous revoir.

Il alla vers elle et lui prit les mains en un geste d’amitié spontanée. La fidèle camériste appartenait tout entière à ces rares et merveilleux jours de bonheur vécus avec Marie aux Hauvenières, la petite maison des bords de l’Olonde où deux fois l’an Marie était venue le rejoindre après avoir affronté une traversée de la Manche souvent difficile. Elle débarquait à Cherbourg où l’attendait Joseph Ingoult, leur ami sûr, qui la conduisait ensuite jusqu’à la gentilhommière nichée dans la verdure sur les arrières de Port-Bail. A l’exception d’une semaine à Paris, pendant la Révolution, c’est là qu’ils s’étaient aimés avec une passion sans cesse renouvelée, là qu’elle avait donné le jour à un fils nommé Arthur, là enfin qu’elle l’avait attendu vainement lorsqu’il gisait, les jambes brisées, au creux d’un marais habité par les fièvres. C’est là, enfin, que, à bout de ressources et le croyant mort, elle avait accepté de suivre sir Christopher qui avait eu le génie de venir la chercher au bon moment5. Oui, Kitty faisait partie de ses plus chers souvenirs et il était doux de la revoir...

L’heure et l’endroit, cependant, étant mal choisis pour les souvenirs, il n’était guère possible de s’attarder à leur évocation. Après avoir procédé au constat de décès, le médecin pria Kitty de donner les soins nécessaires à la dépouille mortelle avec l’aide des autres femmes de la maison. Sir Christopher invita Tremaine à le suivre dans la pièce où il aimait à se tenir le plus souvent, une sorte de musée de la chasse donnant directement sur le parc et qui lui servait de fumoir, de cabinet de travail et de bibliothèque.

 — Je pense, dit-il, que vous pouvez renvoyer votre voiture. Sedgwick a reçu l’ordre de vous faire préparer une chambre et d’y monter votre bagage.

 — Vous avez pris une peine bien inutile : je n’ai pas l’intention de m’arrêter...

 — Il le faudra bien, pourtant ! Dois-je vous rappeler votre promesse ?

 — Je n’oublie jamais une promesse et j’ai bien l’intention d’emmener mon fils dès maintenant.

Un mince sourire étira les lèvres blanches du baronnet :

 — Allons, monsieur Tremaine ! Soyez franc ! Il vous déplaît de recevoir l’hospitalité de ce château pour des raisons bien faciles à comprendre. Je crains cependant que vous n’ayez pas le choix. Outre qu’il serait cruel d’emmener Arthur avant que sa mère n’ait été portée en terre, cette demeure est isolée : il n’y a pas la moindre auberge convenable à moins d’une lieue...

 — C’est sans grande importance puisque j’ai une voiture à ma disposition. Ici, je craindrais de me sentir gêné... mais je vous remercie d’un accueil aussi courtois. Naturellement, avant de me retirer, je souhaiterais rencontrer mon fils. Je ne vous cache pas que je suis assez surpris de ne pas l’avoir vu au chevet de sa mère. Pas plus d’ailleurs que le reste de la famille...

 — Nous ignorons tous où se trouve Édouard. Sans doute à Londres dont il ne s’éloigne pas plus que de ses compagnons de beuverie. Quant à Lorna, depuis deux jours, elle fouille les environs en compagnie de Jeremiah Brent, le précepteur d’Arthur. Autant vous l’apprendre tout de suite : le garçon a disparu...

Tremaine, qui s’était approché du feu pour réchauffer ses doigts glacés, eut un haut-le-corps :

 — Disparu ?... Est-ce la raison pour laquelle Marie demandait qu’il revienne ?

 — Oui. Il a pris un cheval et s’est enfui en pleine nuit. Sans laisser la moindre explication. Quand on le connaît, c’est assez facile à comprendre...

 — Vous trouvez ? Je suppose qu’il aime sa mère ? Or, la sachant mourante il est tout de même parti ?

 — Eh oui !... voyez-vous, je crois le connaître assez bien. C’est un enfant difficile, ombrageux, très secret et d’une intraitable fierté...

 — Je ne vois là rien de déplaisant. J’ai connu jadis un gamin qui était un peu comme ça...

 — Si vous pensez à vous-même, cela vous aidera. D’autant qu’il vous ressemble physiquement. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit prêt à vous accepter. Lorsqu’il a su que je vous avais appelé et que Marie souhaitait vous le confier, nous avons essuyé... une espèce d’ouragan, une révolte ouverte. C’est difficile, vous savez, de faire entendre raison à un garçon de douze ans.

 — Je sais. Mon fils Adam, qui a le même âge à quelques mois près, était trop jeune à la mort de ma femme pour en souffrir. Dans le cas d’Arthur, il me paraît normal qu’il se révolte contre ce qui doit lui sembler une intolérable injustice, un crime contre nature. Perdre sa mère est horrible pour un enfant. Surtout lorsqu’elle est jeune... et belle. J’ai connu cela !

 — Je suis heureux de trouver en vous tant de compréhension. Malheureusement il ne s’agit pas de ça. La consomption6 qui vient d’emporter Marie la mine depuis si longtemps qu’Arthur s’est habitué, peu à peu, à l’idée terrible de la voir partir. Il sait, d’autre part, qu’en ce qui me concerne les médecins m’accordent peu de temps...

 — Combien ? fit Tremaine sans trop s’encombrer de délicatesse.

 — Deux... trois mois...

 — Si je vous ai bien compris, je suis donc l’unique motif de sa colère et de sa fuite ? Mais pourquoi ? Il vous croyait son père et d’apprendre qu’il n’en était rien...

 — Il s’appelle Tremaine, remarqua sir Christopher avec douceur. Il n’ignore donc pas que je ne lui suis rien. Souvent Marié — surtout lorsqu’elle s’est sue perdue ! — a essayé de lui parler de vous mais toujours il a coupé court. Pardonnez-moi mais je crois qu’il vous déteste sans même vous connaître et cela pour des causes diverses dont la première est que vous n’avez pas épousé sa mère et formé avec elle et autour de lui la famille dont il rêvait peut-être.

 — Et les autres ? Il doit bien en avoir au moins une ?

 — Vous êtes français... Je le crois attaché au seul pays qu’il ait vraiment connu. La veille de son départ, il m’a supplié de le faire embarquer sur un vaisseau de Sa Majesté lorsque Marie ne serait plus.

Une vague de colère noya momentanément le chagrin de Guillaume. Un Anglais ! Le fils que Marie lui léguait, né de son sang à lui, se voulait uniquement anglais ! En vérité, il ne manquait plus que ça !

 — Et vous lui avez refusé ? C’était pourtant la seule solution !

Pas aux yeux de Marie. Gardant au coeur le souvenir de son Canada natal, elle n’a jamais aimé l’Angleterre. Pas plus que vous-même, si j’ai bien compris ? L’idée que son fils serve dans la Marine britannique lui était insupportable : elle y voyait une trahison de plus envers ses ancêtres et, bien sûr, envers vous !

 — Elle a toujours eu l’âme délicate mais elle aurait dû savoir que le combat était perdu d’avance. On ne contrarie pas impunément la vocation d’un garçon et, s’il aime la mer...

Le mot le frappa au moment même où il le prononçait parce qu’une fois de plus il le ramenait au gamin des rives du Saint-Laurent qui rêvait sans cesse de partances lointaines assis sur un rouleau de cordages dans le port de Québec. Ainsi, l’enfant portait en lui les mêmes aspirations, la même attirance passionnée... alors qu’Adam ne montrait aucune disposition pour la navigation. Un regret lui mordit le coeur : tout cela était triste à pleurer. Pourtant, il refusa de se laisser attendrir :