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 — Je tiens beaucoup à ce que vous trouviez toutes choses en ordre lorsque je mourrai... disait-elle.

Réduites à la seule compagnie de leur mère, toujours très occupée d’ailleurs et à celle de Mlle Letellier, l’ancien « porte-flacon-de-sels » de Mme de Chanteloup astreinte au chômage depuis que l’alerte douairière de quatre-vingts printemps avait renoncé à s’évanouir à tout bout de champ, et qui remplaçait tant bien que mal auprès d’elles sœur Marie-Gabrielle, Victoire et Amélie trouvaient le temps long. La visite d’Élisabeth était donc la bienvenue !

Peut-être eussent-elles été moins enthousiastes si elles avaient su que l’on ne verrait plus M. Tremaine et peut-être pas davantage les garçons ? Or, si Amélie vouait toujours à Adam la même tendresse paisible et pleine de certitudes, Victoire, surtout depuis son séjour aux Treize Vents, avait élu Arthur pour son roi et voyait en lui un héros laissant loin derrière lui tous les occupants de la Table ronde.

Le premier soir fut charmant pour Élisabeth et la première nuit délicieuse... Il est vrai que, durant la précédente, elle n’avait pas fermé l’œil, mais le calme du vallon où l’on n’entendait que le chant des oiseaux et celui de la rivière était divinement reposant. Les jours qui suivirent le furent presque autant. L’exilée volontaire se laissait prendre par le charme de son refuge et l’affectueuse attention qu’on lui prodiguait. Elle suivait Mme de Varanville dans ses champs, ses terres de culture ou ses vergers, montant généralement Rollon, l’un des chevaux de son père hébergés aux écuries du château. Ou alors, elle se promenait avec les petites et Mlle Letellier dans une campagne qu’elle connaissait bien, Béline préférant de beaucoup prêter la main à Marie Gohel. Les bords de la Saire avaient leur préférence. A d’autres moments, elle lisait, faisait de la musique avec Victoire qui touchait déjà joliment la harpe, ou brodait auprès de sa marraine. Rose venait d’entreprendre un vaste ouvrage de tapisserie destiné à recouvrir les belles chaises anciennes de la grande salle. Élisabeth en prit sa part avec empressement. En résumé, elle s’efforçait de remplir ses journées à ras bord afin d’être bien fatiguée lorsque venait le moment de gagner son lit et de s’endormir dès que sa tête touchait l’oreiller.

Cette façon de vivre toujours en compagnie sauf au moment du sommeil lui évitait de trop réfléchir et c’était ce qu’elle craignait le plus au monde. Elle était un peu comme un naufragé qui, trop heureux d’atteindre la Terre ferme après des heures d’une lutte épuisante contre les vagues, savoure le bonheur égoïste d’être entier et bien vivant mais qui sait très bien que le regret du bateau englouti le rattrappera un jour ou l’autre... Et puis, encore sous le coup de sa brutale décision, elle goûtait assez d’être une sorte d’héroïne à ses propres yeux comme à ceux de ses hôtesses : cela lui donnait l’impression de planer au-dessus des turpitudes terrestres vers ces hauteurs où l’air est plus pur et le ciel plus grand.

Un matin, en s’éveillant, elle entendit le cri des mouettes, alla pieds nus ouvrir sa fenêtre, vit que le temps était gris, avec des nuages qu’un vent fort chassait d’un bout à l’autre de l’horizon. Et le souvenir de la chère maison l’envahit sans qu’elle pût lui opposer la moindre défense.

Les mouettes, on en voyait souvent aux Treize Vents. Élisabeth aimait les regarder. Elle prenait plaisir à suivre leur vol, restant de longues minutes à contempler ces filles de la mer et du vent. Quelquefois en compagnie de son père.

Pour Guillaume, les blanches voyageuses possédaient le pouvoir de le ramener au temps de son enfance, aux heures passées sur le port Québec ou sur les rives du Saint-Laurent à les observer ou à leur jeter un peu de nourriture. Naturellement, il évoquait pour sa fille ces moments-là et peu à peu les mouettes étaient entrées dans le légendaire familial comme dans la vie quotidienne d’une demeure qui avait toujours l’air de leur tendre les bras. Ce n’était pas le cas à Varanville. Pour qu’elles remontent la rivière et s’enfoncent ainsi dans l’intérieur des terres, cela était signe de mauvais temps en mer. Comme Élisabeth, fuyant la tempête déchaînée sur les Treize Vents, les oiseaux cherchaient l’abri et le refuge, le calme et la paix. Seulement, une fois la bourrasque passée, elles repartiraient... Élisabeth, alors, pleura amèrement, désespérément sa maison perdue, sa vie rompue, ses racines dont elle sentait maintenant que leur arrachement était douloureux. Tout lui manqua d’un seul coup mais surtout ce père dont elle n’arrivait pas à démêler si elle le détestait plus qu’elle ne l’adorait. Une chose était claire : elle lui en voulait férocement de l’avoir obligée à le fuir, de n’avoir rien fait pour la retenir. Peut-être, après tout, était-il soulagé qu’elle l’eût délivré d’une présence hostile ? Et puis aussi, il y avait ce silence ! Varanville était une île de silence... Aucun bruit n’y arrivait, ou alors, si c’était le cas, on ne lui disait rien. Elle connut ainsi l’agacement des conversations qui tournent court lorsque l’on pénètre dans une pièce mais, par fierté et pour ne pas mettre ses amies dans l’embarras, elle faisait comme si de rien n’était. En résumé, les Treize Vents, distants d’une très petite lieue seulement, auraient pu être de l’autre côté de la Terre sans qu’on en sût davantage. L’arrivée des mouettes était le premier écho que le ciel renvoyait.

Aussi, le jour où la voiture du docteur Annebrun remonta l’allée de vieux chênes, Élisabeth en éprouva une telle joie qu’elle se jeta littéralement dans les jambes du cheval au risque d’être foulée aux pieds. Ce qui lui valut une salve de protestations du conducteur :

 — Quelle idiote, mon Dieu ! Tu as tellement envie de te faire renverser ?...

 — Non mais je m’aperçois que j’avais très, très envie de vous voir...

 — Moi aussi. Sans quoi je ne serais pas là. Dis-moi un peu : comment vas-tu ?

 — Comme on peut aller lorsque l’on vous a tout pris ! fit-elle d’un ton si amer que le médecin, descendant de son siège, vint passer un bras chaleureux autour de ses épaules.

 — Personne ne t’a rien pris. Du moins sur le plan affectif. Quant au reste, c’est toi qui a choisi de couper les ponts. Ils ne sont pas très heureux là-bas, tu sais ?

La litote amena un pâle sourire sur les lèvres de la jeune fille mais ne lui fit pas oublier pour autant sa rancœur :

 — Ils n’ont que ce qu’ils méritent ! Personne ne les oblige à subir une situation aussi dégradante !

 — Qui entends-tu par « ils » ? Les garçons ?

 — Bien entendu. Ils n’avaient qu’à suivre mon exemple !

 — Et envahir Mme de Varanville avec armes et bagages, aussitôt imités, bien sûr, par Mr Brent, Potentin, Mme Bellec, Lisette et tout le reste du personnel ?

Sans attendre la réponse, il éclata de rire.

 — Quelle enfant tu fais encore sous tes airs de gravite ! Tu n’imaginais tout de même pas que les Treize Vents allaient se vider comme sous l’effet d’une pompe aspirante pour laisser ton père et... ta cousine dans la sombre solitude des réprouvés ?

 — Pourquoi pas ? Tôt ou tard, c’est ce qui les guette. Cette femme est le diable !... Au fait : est-elle vraiment enceinte ? Vous devriez savoir ça, vous, l’homme de l’art ?

 — Elle ne veut pas que je l’examine mais, dans l’état actuel des choses, il est normal qu’elle se méfie de moi. Tout ce que je peux dire c’est qu’elle en a les symptômes : la fatigue, les nausées, la mine un peu... verdâtre. Il est vrai que ces malaises peuvent venir aussi de ses nerfs mal remis : elle n’a pas vraiment la vie rose. Ton père ne lui adresse pas la parole ; Adam tourne les talons dès qu’il l’aperçoit ; Arthur ne sait visiblement plus à quel saint se vouer. Seuls Mr Brent qui est amoureux d’elle et Kitty à qui elle continue à faire goûter tout ce qu’elle absorbe s’occupent d’elle et lui tiennent compagnie...