— Et elle accepte ça ? N’a-t-elle donc aucun amour-propre ?
— Oh, son orgueil est intact mais elle cultive la vertu de patience. Elle pense que les choses changeront lorsque l’enfant sera né. Ton père alors l’épousera et elle sera heureuse.
— Heureuse ? Avec un homme qui ne l’aime pas ? C’est de la folie.
— Non. Simplement elle a une extrême confiance dans sa beauté, son charme, tout ce qui fait d’elle une femme désirable. En outre... et c’est là le plus grave, elle l’aime vraiment, avec une passion qu’elle est sûre d’arriver à lui faire partager !
— Elle n’y arrivera jamais ! s’écria Élisabeth hors d’elle. C’est Tante Rose qu’il aime. J’en suis plus que certaine.
— Je partage d’autant plus ta certitude qu’il me l’a avoué. Seulement... c’est un homme et déjà sur le second versant de la vie. Une jeune femme aussi belle possède des armes bien puissantes. Tu les découvriras lorsque tu auras trois ou quatre ans de plus. Mais si tu veux mon avis, tu as rendu un fier service à ta rivale — il faut bien l’appeler ainsi ! — en claquant les portes derrière toi. Tu étais sa pire ennemie. Ton départ la débarrasse... même si elle a toute la maison contre elle.
Au lieu d’aller vers le château, tous deux s’étaient dirigés vers la charmille qui les assurait d’une certaine solitude. Ils marchèrent un moment sous les arbres sans plus rien dire. Pierre Annebrun guettait l’effet de ses paroles. Élisabeth réfléchissait. Soudain, elle s’arrêta :
— Qu’essayez-vous de me dire ? Que je dois rentrer ?
— Non. Je te connais bien : tu es beaucoup trop fière, trop pareille à ton père pour accepter déjà de prendre le « chemin de Canossa ». Encore que j’en sais qui seraient infiniment heureux ! Et ne va pas te mettre en tête que je suis ici en émissaire. Personne ne m’envoie. Je te l’ai dit : je viens seulement voir comment tu vas... Je t’aime beaucoup moi aussi...
Il la regardait avec tant d’affection dans ses bons yeux bleus qu’elle ne put s’empêcher de lui sourire et de prendre son bras pour continuer la lente promenade :
— Vous êtes amplement payé de retour... mais vous êtes bien certain de n’avoir pas eu, derrière la tête, l’idée de me chapitrer ?
— Pas davantage. Ce que je veux seulement c’est te mettre en face des réalités... et aussi de tes responsabilités.
Elle reprit feu instantanément :
— Si quelqu’un en a, ce n’est pas moi. C’est mon père... c’est cette femme, c’est...
— Taratata ! Ils en ont sans doute mais tu as les tiennes, celles de ta propre vie. Tu es libre, Élisabeth, entièrement libre ! Ton père pourrait user de son droit paternel et te faire ramener à la maison entre deux gendarmes. Tu es mineure et la loi est pour lui...
— Je me demande comment Tante Rose prendrait une descente de police chez elle, ricana la jeune fille.
— Très mal, bien entendu, et il ne peut pas en être question, mais je veux seulement te faire comprendre que tu dois réfléchir mûrement parce qu’une séparation définitive pourrait te faire autant de mal qu’à ton père. Tu pourrais la regretter un jour... quand il serait trop tard ! Pour l’instant ce n’est pas encore très grave. Tu n’es pas loin ; tu es dans une maison plus qu’amie et chacun pense que tu finiras par y être vraiment chez toi lorsque tu auras épousé Alexandre. Seulement, tu n’as que seize ans. Il n’en a pas davantage. Il vit à Paris et, jusqu’à présent, il n’y a entre vous aucun lien officiel...
— Où voulez-vous en venir ?
— A ceci : que se passerait-il si l’un de vous deux s’éprenait de quelqu’un d’autre ? Si c’est toi, il sera normal que tu suives ton cœur là où il te mènera, mais si c’est lui ? Crois-tu qu’il te sera possible de continuer à demeurer ici ?
Élisabeth devint très rouge et détourna la tête pour cacher cette émotion.
— Je n’ai jamais envisagé cela, fit-elle d’une voix assourdie. Entre Alexandre et moi les liens sont tellement solides ! Mais il est vrai que nous n’avons jamais parlé d’amour.
Comment imaginer, en effet, que les plans affectueux établis depuis si longtemps pussent s’effacer soudain ? Elle était sûre d’Alexandre comme il était sûr d’elle pourtant.. Pourtant il y avait eu un moment dans sa vie de petite fille où l’image d’un jeune garçon blond s’était imposée à la place de celle d’Alexandre. Une image qu’Élisabeth n’avait jamais réussi à gommer tout à fait, qui, parfois, la troublait encore... Sans doute possédait-elle trop d’orgueil pour imaginer que pareille aventure puisse arriver à son ami d’enfance, son chevalier de toujours. Et cependant...
— Vous avez sans doute raison, fit-elle enfin. Tout cela est possible ! Seulement, vous oubliez qu’il n’y a pas au monde que les Treize Vents et Varanville et qu’il peut exister, pour une fille comme moi, une autre solution...
— Laquelle ?
— Le couvent ! La Révolution est loin, maintenant. Il s’en rouvre dans toute la Normandie, dans toute la France...
Soudain, une boule se noua dans sa gorge. Elle leva sur Annebrun des yeux pleins de flammes et de désespoir.
— Après tout, s’écria-t-elle, c’est peut-être le seul endroit au monde où j’aurai enfin la paix ?...
Les sanglots éclatèrent comme crève un nuage d’orage. Si brutalement même que le médecin ne réagit pas tout de suite quand la jeune fille s’enfuit en courant, plongeant à travers les massifs du jardin de la même façon qu’elle se fût jetée à la mer. Le docteur Annebrun n’essaya même pas de la suivre mais il cria :
— Oublie ça ! Ce n’est pas une vie pour toi, Élisabeth ! Tu ne pourrais pas la supporter ! Reviens, je t’en prie ! Reviens !...
Mais seul l’écho lui répondit. Alors, il retourna vers le château afin de mettre Mme de Varanville au courant de ce qui venait de se passer.
— Vous avez bien fait de ne pas courir après elle, approuva celle-ci. Elle se calmera d’elle-même. Et puis je lui parlerai mais pas ce soir. Elle doit être trop malheureuse.
— Vous pensez que j’ai eu tort ?
— Non. Les torts sont peut-être de mon côté. Voilà plusieurs jours que je m’interroge...
— Des torts, vous ? Où allez-vous les chercher ?
— Auprès de Guillaume. Je... Je lui ai défendu de venir ici pour éviter de blesser davantage Élisabeth. A présent, je me demande si je ne pensais pas surtout à moi alors qu’il est peut-être le seul capable de reconquérir ce cœur en train de se fermer ?
— C’est possible mais, de toute façon, il est encore trop tôt. Attendez de voir comment vont évoluer les choses aux Treize Vents. Je vous tiendrai au courant. Dites-le à Élisabeth...
Lorsque celle-ci rentra, la nuit tombait et Rose était morte d’inquiétude, mais elle n’eut pas le courage d’un reproche quand la jeune fille, échevelée et défigurée par les larmes, vint se jeter dans ses bras en demandant pardon puis monta se coucher sans vouloir souper.
— J’espère que cela passera, dit-elle avec un pauvre sourire, mais j’ai vraiment besoin d’être seule. Il ne faut pas m’en vouloir...